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Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre en visite à Gaza

“Aussi, a-t-il ajouté sans se rendre compte de son inconséquence, nous n’hésiterions pas à provoquer au besoin une guerre mondiale pour que justice nous soit rendue.”

« Tout compte fait »

Nous désirions voir à Gaza les camps de réfugiés. Nous sommes de nouveau montés avec notre bande dans notre avion  et nous avons survolé le désert : au-dessous de nous s’étirait toute droite et luisante de goudron, la route unique qui le traverse. Nous avons survolé de très près Ismaïlia, le canal de Suez, ses rives, les bateaux, les lacs Amer. Malheureusement, un grand vent nous secouait. Loufti était vert, j’avais le cœur barbouillé quand nous sommes arrivés à El-Arich. Un couple palestinien installé depuis longtemps au Liban nous a fait monter dans sa voiture et nous avons traversé un beau paysage désertique. De loin en loin on apercevait parmi les rocailles des tentes de Bédouins et des Bedouines vêtues de noir, couvertes de bijoux. A la frontière de la zone de Gaza, l’auto s’est arrêtée. Avant que nous ne nous repartions, on nous a remis des drapeaux des « forces de libération de la Palestine ».

Le camp que nous avons visité à Gaza était en fait un village, très misérable. C’était gênant de déambuler dans les rues avec toute une troupe derrière nous: notre escorte égyptienne et des dirigeants palestiniens. Ils nous ont fait entrer dans d’anciennes casernes désaffectées où s’entassaient des familles et dans d’autres logis aussi étroits et nus. Des hommes, des femmes nous ont dit combien ils désiraient retrouver en Palestine occupée leurs maisons et leurs terres. Dans la rue, nous avons interrogé des enfants: l’un voulait plus tard être médecin, l’autre soldat. Nos guides s’apitoyaient bruyamment sur l’affreuse situation de cette population; mais n’en étaient-ils pas en partie responsables? Utilisent-ils de la manière la plus efficace les secours considérables distribués par l’UNRWA ? Le terrain ne manquait pas. Pourquoi n’avait-on pas encouragé les réfugiés à se construire des maisons comme faisaient par exemple les paysans de Kamchiche? Je me posais ces questions pendant le banquet qui réunissait, chez Hoshi, le général égyptien qui gouverne la zone de Gaza, une centaine de convives; je me demandais aussi pourquoi un tel déploiement de nourritures: j’en avais l’appétit coupé. On nous a conduits à la frontière. On apercevait l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés du JONUL CO 1949, 

le drapeau israélien au loin et dans le no man’s land qui séparait les deux pays, les casques bleus. Nous avons visité une école, un atelier de broderie, un établissement où sont élevés les fils des Palestiniens morts en combattant contre les Israéliens. Les enfants portent le costume national, ils ont chanté, accompagnés par une trompette, un hymne guerrier, sur le thème du retour dans la patrie. Beaucoup de cafés de Gaza s’appellent “Cafés du retour.”

 À dîner, les convives étaient encore plus nombreux le matin et le repas encore plus pantagruélique. Liliane a murmuré d’un air écœuré : « Et tout ça pendant qu’à côté ils crèvent de faim!» Ensuite tout le monde s’est réuni dans une grande salle et une discussion s’est engagée entre Sartre et les dirigeants palestiniens. Il leur a demandé ce qui se passerait au cas où les Arabes sortiraient vainqueurs d’une guerre contre Israël. Eh bien! on renverrait tous les juifs dans «leurs» pays, sauf ceux des pays arabes qui auraient le droit de rester. L’extermination des juifs par les nazis a été un crime, mais on ne répare pas un crime par un crime plus « grand » , a dit un des adjoints de Choukeiri.

Aussi, a-t-il ajouté sans se rendre compte de son inconséquence, nous n’hésiterions pas à provoquer au besoin une guerre mondiale pour que justice nous soit rendue. La conversation était tendue car Sartre souhaitait qu’on trouvât un moyen de concilier le droit des Palestiniens à revenir dans leur pays et le droit d’Israël à l’existence: on pourrait par exemple échelonner sur plusieurs années le retour des réfugiés. Mais les Palestiniens exigeaient que les juifs fussent chassés de la Palestine occupée. Leur indignation, leur haine étaient sans doute sincères, mais ils les exprimaient en phrases pathétiques et ampoulées qui sonnaient faux. À la fin Sartre conclut : «Je rapporterai fidèlement à Paris les opinions que j’ai entendues ici. 

– Ça ne suffit pas, a dit un de nos interlocuteurs avec colère. Nous aurions souhaité que vous les partagiez. »

La violence et l’illogisme des dirigeants palestiniens, leurs rodomontades avaient gêné Liliane et Loutfi. Ils trouvaient comme nous l’atmosphère de Gaza oppressante. La réalité et la gravité du problème, nous en étions convaincus. Mais la propagande insistante à laquelle nous avions été en butte toute la journée nous avait excédés. Et les dirigeants qui nous recevaient trop somptueusement semblaient vivre dans un univers verbal irréel, loin du dénuement de la masse. Le lendemain matin nous avons fait un tour en auto dans Gaza; la rue commerçante, le marché, donnaient une impression de pauvreté. Après avoir suivi le bord de mer, le chauffeur a proposé de nous conduire dans un quartier de réfugiés populeux. 

C’était en fait un autre camps de réfugiés mais qui semblait nettement moins misérable que le premier. Il y avait des monceaux d’oranges au bord du trottoir. Nous sommes descendus de voiture. Liliane a arrêté une femme et a  commencé à lui parler: elle était comme nous désireuse d’avoir une conversation libre, avec quelqu’un qu’on ne sentirait pas soumis à des pressions. Certainement les réfugiés détestaient Israël. Mais que pensaient-ils de leurs responsables? Quelle aide ceux-ci leur apportaient-ils ? Au jour le jour, comment vivaient-ils ? Elles avaient à peine échangé quelques mots lorsque nous avons vu s’amener à toute vitesse deux notables. “Cette femme était incapable de répondre, ce qu’elle avait dit ne comptait pas,” ont-ils déclaré. Nous n’avons pas insisté, mais notre malaise s’est accru. Nous avions l’impression que la veille, la misère des réfugiés nous avait été trop complaisamment étalée, leurs plaintes et leurs gémissements impérieusement dirigés. C’était inutile, car le problème demeurait entier, même si parfois ils mangeaient des oranges et si certains n’étaient pas trop mécontents de leur sort. Au retour, nous avons discuté dans l’avion avec Liliane que cette visite avait, elle aussi, déprimée. L’Egypte était trop pauvre pour prendre en charge cette population, a-t-elle dit justement. Mais elle a dit aussi qu’après la guerre les juifs auraient dû rester dans «leurs pays », montrant ainsi qu’elle ignorait tout de la question juive telle qu’elle se posait en Occident.

Au Caire, Heykal nous a appris que Nasser avait libéré les dix-huit prisonniers dont Sartre lui avait parlé. Sans doute avait-il depuis longtemps l’intention de le faire : mais le procédé n’en était pas moins fort élégant.

Le voyage s’achevait. Il avait été aussi agréable qu’intéressant. Le seul inconvénient, c’était la nuée de journalistes qui nous suivait partout. Mais nous nous entendions

« Après la guerre des Six-Jours, ses dirigeants ont perdu toute influence en même temps que Choukeiri. Les nouveaux leaders sont d’un type tout différent. »  …/…

Simone De Beauvoir

Extrait de Simone de Beauvoir en visite avec Sartre à Gaza. Collection Pléiade, Mémoires tome 2, page 883 « Tout compte fait »

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