C’est un peu étrange de t’écrire une lettre comme ça, mais en ce moment, tu ne décroches jamais quand je t’appelle et tu me réponds juste en m’envoyant des sms laconiques.
« Je t’appelle bientôt.J’espère que ça va. Biz »
Je sais que, ces dernières semaines, tu étais bien occupée, mais j’espérais qu’avec la fin du ramadan, tu serais plus disponible. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas vu… j’ai l’impression que ça remonte à une éternité. Notre dernière rencontre, ça devait être quelques jours après le 7 octobre tu te souviens ? Tu étais comme moi, stupéfaite, horrifiée. Tu avais téléphoné à Myriam, tu m’avais dit qu’elle n’arrêtait pas de pleurer au téléphone, que quelqu’un qu’elle connaissait, la grand-mère d’une lointaine cousine, avait disparue là-bas, en Israël. On avait prévu de se voir, bientôt, toutes les trois.
On ne s’est pas vu.
On ne se voit plus.
La dernière fois qu’on s’est croisé, c’était un de ces jours d’hiver qui annonce le printemps, il y avait du soleil, on a bu un café toutes les deux en terrasse, emmitouflées dans nos blousons. Israël avait commencé à riposter. Tu étais triste. Tu l’as été encore plus quand j’ai parlé de Myriam. Je t’ai dit qu’elle n’allait pas bien. Et qu’elle était dégoûtée aussi, de voir autour d’elle des tas de gens se découvrir une conscience politique toute neuve, alors qu’ils seraient incapables de citer les pays frontaliers de la Palestine ou de situer précisément le cours du Jourdain sur une carte. Ces mêmes gens qui ne se sont jamais préoccupés du sort des dizaines de milliers de Palestiniens durant la guerre en Syrie, qui ne se sont jamais ému du traitement de ces mêmes réfugiés au Liban ou en Jordanie et qui n’ont pas bronché pour les morts du Yémen, du Darfour ou pour les Ouïgours.
Toi aussi tu étais triste. Tu m’as parlé des enfants de Palestine. Des bombardements. Des civils dans les hôpitaux. Des morts. Tu m’as montré des photos sur ton téléphone. Tu m’as lu des témoignages, raconté des histoires horribles. J’ai eu la gorge serrée. Alors, pour rétablir l’équilibre, à mon tour, je t’ai montré d’autres photos, je t’ai lu d’autres témoignages, raconté des histoires plus horribles encore.
Sans se concerter, on a arrêté au bout d’un moment. Je crois qu’on s’est senti mal à l’aise, de se livrer à cette surenchère sordide. Comme si on devait mutuellement se convaincre de l’horreur du sort des victimes de part et d’autre. Comme si on n’avait pas assez de larmes pour pleurer toutes les morts d’enfants.
Ça me manque de ne plus discuter avec toi ma Faouzia. Ta grosse voix, ton rire me manquent. De notre trio, ça a toujours été toi, « la chef ». La pragmatique, la futée, celle qui trouvait une solution à tous les problèmes. Peut-être que tu le saurais, toi, comment doit riposter un pays, lorsqu’il est attaqué sur son propre territoire par des barbares et que ses civils sont massacrés ? Peut-être que tu l’as, toi, la solution, pour les neutraliser quand ils se cachent parmi la population ? Peut-être que tu sais, comment on éradique un mouvement terroriste dont les dirigeants milliardaires se tiennent soigneusement en exil, à l’abri des combats ? Peut-être que tu sais comment se débarrasser des fanatiques, biberonnés à la haine.
Ça me manque aussi de moins parler avec Myriam. Elle est en boucle. Je sais qu’elle pleure tous les jours. Déjà à l’école, on se moquait souvent d’elle parce qu’elle avait tendance à chouiner pour un rien. Là, ce n’est pas « pour rien ».
Tu te souviens quand on était petite et qu’on jouait au ballon prisonnier, sur le parking de notre cité ? On jouait toujours ensemble à l’époque. Nous n’aurions jamais laissé personne nous séparer.
Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est ce qui s’est passé pourtant. On est coincées dans « un camp ». Comme si c’était un match.
Je sais qu’il y a des milliers de salopards qui se sont réjouis, lors des attaques du 7 octobre et beaucoup plus encore, quand l’Iran a attaqué Israël. Je te connais et je ne te ferai jamais l’affront de penser que toi, tu es de ceux-là. Je sais aussi que tu n’es pas dupe de ces infâmes boutiquiers politiques qui font ici, sur notre sol, commerce de la récupération d’un conflit qui leur offre à peu de frais une belle occasion d’exister.
Mais je sais aussi que tu es difficile à joindre en ce moment, que tu es distante et ça m’attriste. Il y a autre chose enfin que je sais :
C’est que nous, les trois Petites qui jouions souvent au « Ballon prisonnier » avec les autres gamins de la cité, nous nous étions fixé une règle : On ne se laisse jamais séparer. On reste dans le même camp. Toujours. Et si l’une de nous se fait capturer, on ne l’abandonne pas à son sort.
Aujourd’hui, on ne joue plus au ballon prisonnier, mais d’une certaine manière, Myriam est en prison. Pas dans un souterrain, pas sous les bombes heureusement. Mais elle baisse les yeux dans la rue, parce qu’elle vit dans un quartier « populaire » où les gens comme elle ne sont pas très «populaires » . Elle a enlevé le truc qu’elle avait à sa porte d’entrée. (Je ne me souviens pas comment ça s’appelle). Le mois dernier elle a eu un problème avec un chauffeur Uber. On n’a pas idée de porter un nom de famille aussi «reconnaissable » ! Elle a demandé à ses deux fils de ne plus dire qu’ils étaient juifs. Le plus petit a eu des ennuis au collège, mais il refuse d’en parler.
Je t’écris juste pour te dire ça, mon amie de toujours. Il y a les horreurs qui se passent loin et qui nous bouleversent. Et il y a leurs effets, ici, amplifiés et exploités ad nauseam par des gens trop heureux de l’aubaine.
Quand on jouait au ballon prisonnier, ça durait des heures et il y avait toujours un moment où, lassées, on déclarait le jeu fini, pour aller goûter ou regarder Récré A2. On comptait les « prisonniers » de chaque camp et l’équipe qui avait le plus de survivants était déclarée gagnante. Est-ce que tu te souviens du grand maigre et excité, qui refusait toujours d’arrêter ? J’ai oublié son prénom mais pas sa tête et pas sa voix hargneuse, qui hurlait : «Nooon, allez, on continue, il faut qu’il n’en reste plus un seul. Plus un seul !!! ».
Tu te rappelles comme on ne l’aimait pas celui-là ? Comme il réussissait à gâcher nos jeux par son obstination à transformer tout en disputes et en combats ? La joie mauvaise qui suintait de lui lorsque l’équipe adverse était entièrement décimée ?
Sa colère rentrée, la fois où tu as osé t’opposer à lui et où tu lui as sorti «Ferme ta bouche d’abord, va mettre le bazar ailleurs, c’est pas toi qui commande !».
Il a grandi Faouzia. Il est des milliers et pas grand monde n’ose se dresser devant lui pour dire « Ferme ta bouche, va mettre le bazar ailleurs».
Tu me manques.
Nathalie Bianco