À l’heure où tout ce qui n’est pas strictement conforme à la doxa progressiste se voit qualifié au mieux d’extrême droite et souvent de nazi, il est peut-être nécessaire, voire indispensable de se pencher sur la balance de la démocratie pour voir de quel côté bascule le plateau de la liberté, au sens large.
Nous sommes tellement persuadés de vivre dans un pays de « liberté » que nous ne songeons pas un seul instant à prendre un peu de recul pour y réfléchir et chercher à le vérifier afin de nous assurer qu’il ne s’agit pas d’une simple illusion, que Matrix reste une fiction.
D’aucuns, comme l’académicien François SUREAU, n’ont de cesse de nous prévenir sur le rétrécissement continu et peut-être inexorable de nos libertés; pourtant, nous continuons à barboter dans une mare dont les corps creux du consumérisme béat flottent en surface, empêchant de voir le fond.
Si l’on fait un bilan de santé de notre chère vieille démocratie sur les dernières années, on s’aperçoit – à condition d’ouvrir les yeux et les oreilles – qu’au gré des turpitudes et des évènements qui jalonnent nos existences, l’espace de liberté, c’est-à-dire cette partie de l’espace et du temps dont nous sommes censés être maîtres, est de plus en plus réduit.
Le mouvement des gilets-jaunes, relativement spontané et bon-enfant au début, a fait l’objet, après les coups de matraque et les jets de gaz lacrymo, de toute une série de mesures sécuritaires, comme si celles prises dans le cadre de la loi « anti-casseurs » de 2019 ne suffisaient pas.
Par exemple, ces mesures interdisent de toute manifestation les personnes représentant « une menace pour l’ordre public » et ce, par décision du préfet soumise au ministère de l’Intérieur sans contrôle par le pouvoir judiciaire ! Il n’y a pas si longtemps, la France aurait poussé des cris d’orfraie si un autre pays, pas forcément démocratique, avait pris une telle mesure.
Cette loi anti-casseurs permet également de condamner les personnes qui “risquent” de se rendre coupables de «troubles à l’ordre public *» lors d’une manifestation, ce qui va à l’encontre de tous les principes de droit. Désormais il est possible d’être condamné avant d’avoir commis quoi que ce soit, simplement parce qu’une autorité administrative l’a estimé nécessaire.
Ainsi, la science-fiction dépasse la réalité. C’est le thème du célèbre film avec Tom Cruise « Minority report », dans lequel une brigade spécialisée appréhende les criminels juste avant qu’ils commettent leur crime.
La Justice est désormais prédictive, l’innocent n’étant qu’un coupable qui s’ignore.
Depuis le 2 décembre 2022, trois décrets sont venus renforcer le contrôle sur le risque d’atteinte « à la sûreté de l’État » dont le flou de la notion n’a pas été éclairci. Le Conseil d’Etat n’a rien trouvé à redire au fait que ces décrets permettent le fichage des citoyens mais aussi des personnes morales, associations et organisations professionnelles, selon leurs activités et opinions politiques et religieuses, appartenances syndicales, ainsi que les données relatives à la santé mentale. Ils permettent également à la police d’inscrire sur ces fiches les propos tenus sur les réseaux sociaux. Il n’est pas précisé que la police pourra ajouter des fautes de grammaire à celles qui y figureront déjà.
Sans que cela soit dit expressément, l’Etat voit en chaque citoyen un suspect qu’il est préférable de surveiller dès sa naissance. Ne nous y trompons pas : la collecte massive de données sur internet, le « chalutage », n’est ni plus ni moins qu’une surveillance de masse.
Comme si cela ne suffisait pas, la loi dite « Loi sécurité globale » ou « loi pour un nouveau pacte de sécurité respectueux des libertés » du 25 mai 2021 permet le recours à la sous-traitance pour des missions de surveillance sur la voie publique via des agences de sécurité privées, avec la bénédiction du Conseil Constitutionnel. En clair, cette loi autorise la création de polices privées. Quand on connaît le niveau dans les polices publiques…
En espérant que ce ne soit pas que partie remise, la mesure qui prévoyait d’autoriser l’usage de drones équipés de caméras au-dessus des frontières et dans tout l’espace public pour constater des infractions, ainsi que lors de manifestations, a été rejetée. Pour l’instant…
On continue, avec la Loi « responsabilité pénale et responsabilité intérieure » du 24 janvier 2022 qui vise à obtenir une plus grande protection des forces de l’ordre et des moyens juridiques pour les défendre avec, notamment, une amplification des peines pour les violences commises envers certains fonctionnaires ainsi qu’une aggravation des sanctions en cas de refus d’obtempérer, mais aussi et surtout, le renforcement de l’usage de caméras embarquées y compris dans des avions, hélicoptères, ULM ou drones.
Pour finir, la Loi « urgence sanitaire » du 23 mars 2020 qui invente la notion d’état d’urgence sanitaire et qui attribue à l’État et aux administrations locales certaines prérogatives comme les mesures limitant la liberté d’aller et venir, d’entreprendre, de se réunir avec d’éventuels confinements et couvre-feu. S’ajouteront le pass sanitaire, que la France a été la première à mettre en place, l’obligation vaccinale, le port obligatoire du masque, y compris pour les personnes isolées en pleine nature et en plein vent. Sans oublier le report des élections, les mesures de distanciation sociale, les fermetures d’établissements publics, l’interdiction de rassemblements et de réunions, etc… toutes ces choses que nous avons acceptées et ce dont nous ne nous croyions pas capables. Une docilité collective qui n’a pas échappé aux gouvernants…
Nous sommes en 2024, époque dite « moderne et avancée » ; pourtant, dès 1574, Étienne de la Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, posait la question de la légitimité de l’autorité sur la population. Il était arrivé à la conclusion qu’en réalité, la servitude n’est pas imposée par la force mais volontaire, seule explication au fait qu’un petit nombre soit en mesure de contraindre l’ensemble des citoyens à obéir servilement. Le pouvoir ne peut dominer et exploiter durablement une société sans la collaboration, active ou résignée, d’une partie notable de ses membres.
Finalement, les libertés sont d’abord restreintes par… nous-mêmes et cela ne va pas en s’arrangeant puisque nous réclamons, chaque jour, davantage de moyens de surveillance dans l’espoir qu’ils nous protègeront, quitte à réduire à chaque fois encore un peu plus notre espace de liberté.
Le citoyen français de 2024 est une grenouille dans une marmite d’eau tiède: il barbote paisiblement dans le bouillon gras de la société moderne, humant le fumet saturé d’effluves anesthésiants et distinguant vaguement à travers la vapeur la ligne d’un horizon qui ne s’étend pas au-delà du bord de la marmite. Sa somnolence doucereuse l’empêche de sentir la température qui monte, qui monte… Quand il commencera à se demander pourquoi ça pique, il sera cuit.
O.T