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En même temps…

Je suis toujours étonné par le sens que donnent les journalistes à cette locution verbale employée par E. Macron. La plupart du temps, ils interprètent cela comme l’expression de son indécision, de son incapacité à agir et/ou à choisir, de son indétermination, voire comme une forme de démagogie ou plus simplement un tic de langage. 

Je vais essayer de démontrer que son origine se trouve dans l’influence qu’a exercé le philosophe Paul Ricoeur (1913-2005) sur E. Macron qui se mit à son service pour la publication de son dernier ouvrage, « La mémoire, l’histoire, l’oubli » (1) en étant chargé par le philosophe de la critique de son écriture et de la mise en forme de l’ouvrage.  

Dans une première partie je vais tenter de montrer que cette expression traduit une pensée qui cherche des médiations pour articuler des situations de double contrainte.  

Dans une deuxième partie, j’essaierai de souligner l’importance de la focale utilisée pour appréhender une situation politique car tout l’art du politique réside dans l’articulation entre les différentes approches mises en œuvre et les échelles de temps utilisées.  

Paul Ricoeur : 

Dans un entretien de juillet 2015,(2) E. Macron déclare : « J’ai rencontré Paul Ricoeur qui m’a rééduqué sur le plan philosophique ». C’est le philosophe qui poussera le jeune E. Macron à faire de la politique, regrettant de ne pas avoir pu ou su en faire lui-même, en particulier au moment des événements de mai 68. Ricoeur, qui est extrêmement ardu à lire, recherche la vérité en politique en acceptant qu’il puisse y avoir plusieurs interprétations suivant l’angle d’approche. Cette recherche de vérité, il la conçoit en démocratie par une forme de délibération permanente qui contrarie néanmoins la prise de décision. C’est en politique, le paradoxe entre le temps long de la délibération et l’urgence de la décision. Toute la difficulté consiste à articuler l’horizontalité de la délibération avec la verticalité de la prise de décision. Ricoeur enseignera à E. Macron à se confronter sans cesse au réel, à s’adapter et à revisiter sans cesse ses principes. Il le persuadera qu’il n’y a pas de vérité unique en politique et qu’une idéologie politique est un travail de formalisation du réel au profit de l’action. 

Mais l’influence de Ricoeur sur E. Macron va bien au-delà de ces considérations générales. 

Une pensée en tension entre différents contraires : 

Chez Ricoeur, il y a une manière de penser le paradoxe, la complexité, d’affirmer que le choix ne se fait pas de manière simple mais entre le gris et le gris. Il écrit : « Il y a peut-être là une spécificité française d’idéologisation trop sommaire de débats qui demandent à mon sens beaucoup de délicatesse, de sens des nuances, d’esprit de finesse. Dans les vrais problèmes, ce n’est jamais entre noir et blanc mais entre gris et gris » (3).  

Cette pensée en tension ne veut plus résoudre des contradictions par une synthèse, la tension est ici inévitable et est à gérer au plus juste. Ainsi sur des thèmes qui peuvent sembler en contradiction, on retrouve chez E. Macron cette exigence d’aborder les sujets dans leur complexité en tenant compte d’une pluralité de paramètres, ce qui implique une pensée paradoxale. On peut citer à titre d’exemples ses propos sur la flexibilité du travail ET la protection des faibles, la liberté ET la protection sociale, le refus de la fracture entre deux France, celle qui bénéficierait de la mondialisation ET celle qui en souffrirait, la croissance ET la solidarité, l’entreprise ET les salariés, une France forte ET une Europe ambitieuse etc…  

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1 Éditions du Seuil 2000.

2 Paru dans « Qu’est-ce que le Macronisme », ouvrage collectif édité chez « Les Indispensables” 2018.

3 Dans « Philosophie, Éthique et Politique » au Seuil

Il déclare : « En même temps, signifie que l’on prend en compte des impératifs qui paraissent opposés et dont la conciliation est indispensable au fonctionnement d’une société » (4). Ce n’est par conséquent, ni une voie du milieu, ni une pensée œcuménique mais une façon d’aborder les sujets dans leur complexité.  

Lors de son discours du 3 juillet 2017 devant le Congrès réuni à Versailles il réaffirme son exigence de ne pas céder aux démagogues et d’avoir le sens des réalités en déclarant : « Derrière tous ces faux procès, on trouve le même vice, ce vice qui empoisonne depuis trop longtemps le débat public, le déni de réalité, le refus de voir la complexité ».  

Ainsi, « E. Macron s’est totalement approprié cette manière de penser, de prendre en considération la complexité du réel et la nécessité de penser ensemble des pôles qui peuvent apparaître contradictoires en faisant sienne cette pensée tensive qui s’exprime chez lui par le fameux « en même temps » qui lui a été si souvent reproché ».(5) 

Nous sommes loin de l’indécision, du consensus mou et même du compromis entre positions antagonistes mais en plein dans le rejet de l’alternative qui réduit le champ des possibles et enferme la pensée dans les approches conventionnelles en freinant toute velléité d’innovation. La solution est ailleurs, transversale, transgressive, dans la rupture, la disruption. 

Il serait cependant incomplet de s’arrêter ici sans prendre en compte une autre dimension de la complexité ; la temporalité du politique. 

Variations d’échelles : 

Pour bien appréhender les différentes échelles de temps, il faut s’imaginer dans un train en regardant défiler le paysage. Ce qui est le plus proche défile très vite mais plus notre regard s’éloigne, plus la vitesse décroît jusqu’à atteindre une quasi immobilité au niveau de l’horizon. Les échelles sont différentes. Ricoeur après Pomian, fait la distinction entre chronométrie, chronologie, chronographie et enfin chronosophie. (6) La première s’intéresse aux cycles temporels (saisons, semaines…), la deuxième ordonne les événements en fonction de la date où ils sont survenus, la troisième situe les événements les uns par rapport aux autres (période postrévolutionnaire par exemple), la dernière établit les grandes périodes de l’histoire (Antiquité, Moyen Âge etc…). Or quand on change d’échelle, des enchaînements inaperçus à un certain niveau deviennent visibles à un autre niveau ou inversement. 

Ricoeur résume cela en écrivant : « On observe d’une échelle à l’autre, un changement du niveau d’information en fonction du niveau d’organisation, en histoire comme en politique, en changeant d’échelle, on ne voit pas les mêmes choses en plus grand ou en plus petit, en grandes lettres ou en petits caractères, on voit des choses différentes »(7). 

Cela a énormément marqué E. Macron car cette prise de conscience de la « distanciation du sens » permet au dirigeant d’appréhender la réalité sociale à travers des distances focales différentes, du plus lointain au plus proche. Il interprète la réalité en intégrant le fait qu’elle peut sembler différente selon la distance à laquelle il se tient pour tenter de la comprendre. Ainsi un dirigeant pourra apparaître « en même temps » négatif et positif, très mauvais dans la gestion au jour le jour, excellent à saisir le sens de l’évolution de l’histoire.  

« C’est l’autre dimension du « en même temps », le droit de pouvoir viser des catégories de faits différents, selon l’approche mise en œuvre et l’échelle ou la focale qui est privilégiée. 

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4 Meeting de Bercy le 17 avril 2017.

5 In « Le philosophe et le président : Ricoeur et Macron » par François Dosse chez Stock, 2017.

6 Paul Ricoeur, « La mémoire, l’histoire, l’Oubli » op. cit p.193

7 Ibid, p.269-270.

Tout l’art du politique réside dans l’articulation entre eux de ces différents plans et dans la manière de distribuer son action entre les différents niveaux de réalité ». (8)  

Dans un article de 2011 (9), E. Macron observe que l’action politique est écartelée entre deux temporalités, la première est celle des questions politiques fondamentales (climat, dette publique, inégalités mondiales etc…) qui appellent des réponses de long terme et concertées au niveau international mais qui ne débouchent pas sur des décisions politiques car les dividendes électoraux ne sont pas perceptibles à court termes. La deuxième, les sujets de court terme qui en raison de la pression médiatique exigent des réponses très rapides. Ces sujets prennent toute la place et les décideurs multiplient les lois de circonstance qui s’empilent sans construire une politique. C’est la myopie de l’urgence et du temps court qui conduit les politiques à réagir plutôt qu’à construire une politique articulée.  

Quelques années plus tard, il écrit, (10)  « Le temps de la présidence et des engagements pris ne saurait se construire en fonction de l’actualité : ce serait s’engouffrer dans une forme d’obsession de la politique qui ne définit jamais les termes et les conditions de sa propre efficacité…Dans une présidence, la recherche d’un champ, d’une focale, éloigne du quotidien et installe un rapport différent à l’actualité. Cela suppose d’entretenir un rapport fort aux idées et à la lecture du monde. Qu’est ce que l’autorité démocratique aujourd’hui ? Une capacité à éclairer, une capacité à savoir, une capacité à énoncer un sens et une direction ancrés dans l’Histoire du peuple français. » 

Pour conclure, ce qui est frappant dans la pensée d’E. Macron, c’est son obsession de ne jamais perdre le point de vue large que les Anglo-Saxons appellent la « big picture ». Il semble craindre que dans l’exercice du pouvoir, les exigences de la politique au jour le jour n’effacent le sens de l’Histoire et le fil conducteur de ses quinquennats. Sa façon jupitérienne d’exercer ce pouvoir et les crises successives qui ont émaillé ses deux mandats semblent avoir été dans ce sens. Cela éclaire peut-être les raisons du dernier remaniement avec un désir de remise en perspective de son action.  

Toujours est-il que le « en même temps » est bien plus que la caricature que les journalistes en font, puisqu’il implique une approche de l’action politique mise en œuvre, couplée à l’échelle ou la focale choisie.  

Michel Naudo 

(Auteur de « l’Alsace malgré elle » paru aux Éditions de la Nuée Bleue, mai 2021) 

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8 « Macron, un président philosophe » par Brice Couturier aux éditions de l’Observatoire 2017.

9 « Les labyrinthes du politique » in revue Esprit mars-avril 2011.

10 Challenges », 16 octobre 2016.

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