Jazz et cinéma

Dans les années 70 les disques récents et les rééditions de vieux 78 tours étaient une denrée rare en France. De nombreux alsaciens, dont je fais partie, se rendaient régulièrement à Bâle pour acquérir les dernières parutions américaines. Les amateurs disposaient de bien peu de livres sur le sujet à l’exception de ceux d’Hugues Panassié. Seule la lecture des mensuels Jazz Hot et Jazz Magazine nous permettait de nous cultiver. C’est à partir de ces années que les passionnés ont découvert l’existence de films 16MM consacrés au jazz. A cette époque il n’y avait pas encore les cassettes vidéo et partir à la recherche de vieux films relevait d’un travail de détective car aucun ouvrage ne traitait le sujet et internet n’existait pas encore !  

Le jazz et le cinéma n’ont pas fait bon ménage. Le racisme américain a privilégié les musiciens de race blanche, que ce soit dans la production de disques (exemple : dans Jazz Records 1897-1942 la discographie de Benny Goodman est de 20 pages tandis que celle de Count Basie en fait moins de 10) ou dans le cinéma (99 % des orchestres présents à l’image sont des formations de musiciens blancs). Certains films ont été tournés en deux versions avec la même bande sonore. Dans celle distribuée dans le sud des Etats Unis, le musicien blanc d’un orchestre de Noirs a été remplacé à l’image et en play-back par un collègue afro-américain.  

La supercherie commence par le tout premier film parlant « The Jazz Singer » d’Al Jolson, 1927. Ce titre trompeur présente un chanteur blanc de music-hall, le visage noirci. Puis en 1930 Universal produit « The King Of Jazz », le premier film en couleurs de l’histoire du cinéma, avec en vedette le chef d’orchestre blanc Paul Whiteman. Pour Bing Crosby « Il était alors le musicien le plus populaire des USA et le champion incontesté du jazz ». Louis Armstrong, Duke Ellington ou Fletcher Henderson, déjà vedettes nationales, ne méritaient-ils pas ce titre attribué au leader d’un orchestre de danse ? 

Pour la petite histoire, le scénario du film, une romance avec comme séducteur Paul Whiteman. fut complètement réécrit à l’arrivée de ce dernier à Hollywood, car ce Don Juan était chauve et avait le physique d’Oliver Hardy. Nous avons eu droit au fil du temps à une série de stories : Benny Goodman story – Gene Krupa story- Glenn Miller story- Red Nichols story (Five Pennies), etc.  tous des musiciens de race blanche. Aucune story n’a été réalisée sur l’œuvre d’un musicien afro-américain, même pas Duke Ellington, l’un des plus grands pianistes, compositeurs, arrangeurs et chefs d’orchestres, qui a marqué la musique du siècle dernier.   

Jusqu’au milieu des années cinquante, les Noirs n’avaient qu’un rôle de subalterne dans les scénarios : la grande chanteuse Billie Holiday en bonniche dans « New Orleans » 1946 avec comme répliques : « Oui mam’zelle, Non mam’zelle », Louis Armstrong en palefrenier, qui appelle un cheval de jouant de la trompette dans « Goin’ Places », 1938… 

Peu de longs métrages sortent du lot : l’extraordinaire « Stormy Weather » 1943 avec une distribution exclusivement noire, dont Lena Horne, Cab Calloway, Benny Carter, Ethel Waters, Fats Waller et l’incroyable danseur Bill « Bojangles » Robinson – Un documentaire sur le Blues « En Remontant le Mississippi » 1972, des français Claude Fléouter et Robert Manthoulis – « ‘Round Midnight » de Bertrand Tavernier, 1986, avec le saxo-ténor et acteur Dexter Gordon dans le rôle principal - « Bird » de Clint Eastwood, 1988, consacré à Charlie Parker et dont le scénario, sujet à caution,  a été construit à partir du livre de sa veuve Chan Parker « My Life in E flat » -«  Straight No Chaser », un magnifique documentaire consacré à Thelonious Monk à partir d’images d’archives, réalisé par Charlotte Zwerin et Bruce Ricker avec le soutien financier d’un grand amateur de jazz, Clint Eastwood, (DVD Warner Bros) 

Les courts métrages réalisés dès 1929 sont les plus intéressants. Ils étaient projetés en première partie dans les salles obscures (admirez le pléonasme) des cinémas noirs, ségrégation oblige. Parmi les meilleurs : « Black And Tan Fantasy » 1929, Duke Ellington (Black & Tan = local public, café ou restaurant qui acceptait la mixité de couleur de sa clientèle) – « St Louis Blues » 1929, la chanteuse Bessie Smith, « Rhapsody in Black and Blue » Louis Armstrong 1932 – « Hi-De-Ho » Cab Calloway, 1934, – « Boogie Woogie Dream » 1941, le célèbre piano à quatre mains d’Albert Ammons et Pete Johnson, Lena Horne, Teddy Wilson – « Jammin’ The blues » 1944, un chef d’œuvre, qui fait l’unanimité des cinéphiles. Le tournage de ce film de 9 minutes a duré une semaine sous la direction du grand photographe Gjon Mili. Chaque plan est une photo d’art.   

Les « Soundies », ancêtres des clips,  apparaissent vers 1940/1941. Ces films de 3 minutes, soit la durée d’une face de disque 78t. étaient diffusés sur le petit écran d’un Juke-box. On pouvait y voir toutes les stars du moment : Armstrong, Ellington, Basie ainsi que les premiers petits groupes de Rhythm and Blues : Louis Jordan, Joe Turner… 

L’arrivée de la vidéo à la fin des années 50 change la donne. Les grandes émissions sont retransmises en direct souvent sans être enregistrées, mais certaines bénéficient du kinescope (l’écran télé est filmé par une caméra de cinéma). Grâce à ce procédé, des moments historiques ont été sauvegardés comme par exemple « Sound Of Jazz » 1957, un programme de 60 minutes avec un plateau composé d’innombrables vedettes réunies sous la direction de Count Basie : entre autres Coleman Hawkins, Ben Webster, Lester Young, Gerry Mulligan, Billie Holiday, Red Allen, Rex Stewart, Roy Eldridge, ainsi qu’un jazz plus contemporain avec le trio de Thelonious Monk ou Jimmy Guiffre. Il s’agit d’une exception car les chaînes de télévisions ne se sont jamais intéressées au Jazz. Pour la série des 30 DVD produite par Jazz Icons, les producteurs américains ont fait appel aux télévisions européennes en l’absence d’archives nationales. 

La musique d’aujourd’hui présentée comme jazz a peu de rapport avec celle du siècle dernier. Ses créateurs ne sont plus de ce monde et, depuis John Coltrane et Bill Evans, aucun artiste de talent n’a su renouveler son langage. Les jazzmen contemporains sont soit des nostalgiques du passé qui s’inspirent, avec plus ou moins de bonheur, de leurs aînés, soit des adeptes d’une musique expérimentale improvisée. Le jazz était un mouvement musical, qui s’est régénéré et a perduré pendant presque cent ans. Il reste une exception dans l’histoire de la musique.  

Nos discothèques sont devenues un cimetière, mais le septième art, témoin d’une époque révolue, nous fait revivre la période glorieuse du jazz.                                    Pour en savoir plus : 

Jazz In The Movies de David Meeker, 1981, 2nd edition, Talisman Books (Liste des films dans lesquels apparaissent des jazzmen, souvent non identifiés, par David Meeker du British Film Institute. Slow Fade To Black- The Negro American Film de Thomas Cripps, Oxford Press 

Le Torchis a pour projet une soirée cinéma avec la projection de rares documents provenant d’une collection privée. 

Cole Porter

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