Peu de musiciens ont su renouveler le langage pianistique du jazz depuis la période Hard Bop (début des années 50 à 1965) : Herbie Nichols, Bill Evans, Keith Jarrett et Cecil Taylor.
Keith Jarrett a longtemps cherché sa voie. C’est un touche-à-tout. Il s’essaie à de nombreux instruments dont la guitare et le saxophone avant de revenir au piano qu’il pratique depuis sa plus tendre enfance. Son parcours est atypique. Il joue avec des musiciens de styles aussi différents que Roland Kirk, qui souffle dans deux et trois saxophones à la fois, qu’avec les Jazz Messengers d’Art Blakey, un groupe de Hard Bop traditionnel.
Il est engagé par Charles Lloyd, dont le style, un amalgame de Free Jazz et de folk, ne fait pas l’unanimité auprès des amateurs. Musicalement stérile, son quartette montre les limites de son chef, qui reconnaît le potentiel de K. Jarrett en lui accordant un morceau en trio ou en solo à chacun de ses concerts.
Petite anecdote sur ce saxophoniste surestimé : Programmé au festival Jazzdor(t) de Strasbourg, il y a quelques années, Charles Lloyd, qui se prend pour une vedette, a exigé pour sa prestation un tapis persan ancien sur le sol de la scène !
A la dissolution du quartette, K. Jarrett joue en free lance avant de rejoindre l’orchestre de Miles Davis où il ne séjourne que peu de temps (1970). Il se produit à nouveau avec des jazzmen aux styles disparates : Chet Baker, Lee Konitz, Freddie Hubbard…puis monte son propre groupe avec le sax Dewey Redman avant d’opter définitivement pour le solo et le trio; ce qui ne l’empêche pas parallèlement d’interpréter des œuvres symphoniques et même d’enregistrer sa version du « Clavier bien tempéré » de J.S. Bach. Ce court et incomplet résumé ne saurait rivaliser avec les nombreuses biographies sur le parcours de ce pianiste. Je n’en ai lu aucune, mais je pense que le livre d’Ian Carr devrait être de qualité au regard de son travail sur Miles Davis.
Il est intéressant de comparer Keith Jarrett à Bill Evans, que tout oppose.
Keith Jarrett est un véritable improvisateur. Son excitation le fait lever de son tabouret. Debout, il se balance d’avant en arrière devant son clavier comme s’il faisait l’amour à son piano. Cette gesticulation, qui a choqué ou amusé son public, est une réaction physique à l’effort intellectuel de création et lui permet de délivrer un phrasé complexe dans un style modal pentatonique (basé sur l’emploi de la quarte et de la seconde). KJ n’est pas le seul à bouger pendant l’improvisation. Les saxophonistes lèvent la jambe, les trompettistes font des grimaces et jouent des coudes… Bill Evans n’est pas un improvisateur. Tout est écrit du début à la fin. C’est un introverti qui joue assis, la tête courbée en avant, parallèle au clavier pour entendre pleinement l’accord.
Le jeu de KJ est dynamique et son énergie sans limite. Il possède ce que l’on appelle le swing. C’est sa main droite qui émet rythme et harmonie, car il n’a pas de main gauche. Celle-ci se contente d’accords de dixième ou d’ensembles de deux ou trois notes dans une étroite tessiture. En fait, le travail de la main gauche est basique et ne l’intéresse pas. Il utilise sa main droite dans un phrasé proche de celui d’un instrument à vent. Bill Evans a une toute autre approche. Il ne cherche pas à s’extérioriser par un swing percutant. Il est un romantique (son origine russe ?) dont le but consiste à faire sonner les accords en les embellissant. Les notes de sa solide main gauche complètent celles de sa main droite jusqu’à former souvent un accord utilisant ses dix doigts. En ce sens il poursuit les recherches de Carl Perkins, qui fut le premier à ajouter une triade diminuée à un accord de septième (en Ut : Sol b – Si b – Ré b sur l’accord de Do7 : Do – Mi -Sol – Sib), ce qui colore l’accord par la onzième augmentée (ou quinte bémol) et la neuvième diminuée. Le feeling de BE repose sur la beauté du son.
Keith Jarrett interprète dans le domaine du jazz ses propres compositions ainsi que les standards. Il renouvelle sans cesse son répertoire, explorant ainsi de nouvelles mélodies. // Le répertoire de base de Bill Evans n’a pas changé tout au long de sa carrière. Les mêmes thèmes ou compositions sont travaillés et retravaillés jusqu’à une forme définitive dans une perfection harmonique.
Discographie critique :
Köln Concert (1975 à ne pas confondre avec celui de 1989) excellente prestation en solo sur un piano de mauvaise qualité. Malgré la notoriété et la vente phénoménale de ce disque, ce n’est pas mon préféré.
Keith Jarrett a beaucoup enregistré. Ma discothèque incomplète compte 42 CD depuis ce concert jusqu’en 2002. Voici les meilleurs, mais la sélection est forcément subjective. J’avoue ne pas aimer KJ en solo ou dans les tempos lents en raison de l’absence de main gauche et préférer la richesse et la beauté harmonique de Bill Evans.
Byablue (Impulse, 1977) Un disque, dont on parle peu, mais qui contient une extraordinaire composition et interprétation de KJ : Rainbow en duo avec Charlie Haden. Ce seul titre de plus de 8mn justifie l’achat.
Tous les disques suivants ont été publiés sous l’étiquette ECM avec son trio régulier : Gary Peacock à la basse et Jack DeJohnette à la batterie. (L’excellent pianiste DeJohnette a abandonné le piano pour la batterie afin de pouvoir jouer avec KJ)
Standards Volume 2 (1985) So Tender composé par KJ et standards
Standards Live (1985) Stella By Starlight
At The Blue Note (Coffret 6 CD, 1994) Enregistré en live dans ce fameux club new yorkais. Prestation de grande qualité
Dans la série des interprétations de standards, certaines plages sont intéressantes, ainsi, entre autres, les albums Bye Bye Blackbird pour ce titre, Up For It pour Butch & Butch, une composition d’Oliver Nelson dans lequel KJ se joue des harmonies du blues Live at Montreux Four de Miles Davis, The son is you particulièrement dynamiques…
Keith Jarrett est l’un des plus grands pianistes du XXème siècle.
A l’attention de Churchill,
Cole Porter