Chapitre XLVI
La construction de la Villa
Beaucoup de jeunes venaient s’installer à Casablanca, souvent des jeunes mariés qui venaient non seulement de Mogador, mais aussi de Fès, Meknès, Larache, Tétouan ou Rabat … Ils cherchaient à s’intégrer à la modernité tout en restant attachés à leurs traditions. Casablanca a été pour eux un lieu de transition où les générations anciennes et nouvelles ont souvent eu des visions différentes de la vie, de la famille ou de la religion.
A la croisée des chemins les jeunes participaient à l’expansion d’une ville qui symbolisait à la fois l’ancienne Afrique du Nord et la modernité du XXe siècle. Le commerce d’import-export était une activité typique de cette époque, Rose et Berthold incarnaient parfaitement la transition entre un Maroc traditionnel et un Maroc en pleine évolution. Berthold, ambitieux et déterminé, se félicitait en silence de ses investissements dans des secteurs en pleine croissance. Il multipliait les contacts avec des fournisseurs en Europe. Son activité devint très rapidement prospère ce qui lui permettait de voyager plus souvent à travers toute l’Europe pour chercher de nouvelles opportunités commerciales. Ces voyages lui offraient l’opportunité de diversifier ses affaires et de s’intégrer dans un réseau commercial plus large. En parallèle, ces voyages renforçaient sa position d’homme d’affaires influent, mais également celle de son entreprise qui devint un acteur important dans l’importation de produits étrangers au Maroc. Cette réussite économique permit à Berthold d’avancer plus rapidement qu’il ne l’avait prévu dans l’édification de ses projets. Rose, elle, toujours très discrète était pourtant bien visible dans les affaires du couple. Elle gérait les stocks, l’organisation des expéditions, la dictée du courrier. Elle jouait un rôle essentiel dans le soutien à la famille et dans la gestion de la maison. Elle s’était investie dans la vie sociale de la communauté de Casablanca et participait activement aux événements communautaires.
Les enfants arrivèrent très vite. Les moyens de contraception n’avaient pas suivi les progrès d’après-guerre. Les femmes encaissaient en silence les grossesses suivies sans que personne ne s’en n’étonne. Au contraire, cela faisait partie de la vie sociale de l’époque. Avoir une ribambelle de gosses à la suite de grossesses rapprochées n’était pas considéré comme un acte dangereux. Personne ne se souciait des risques pour la mère ou pour l’enfant. Personne ne parlait de risque de prématurité ni du taux de mortalité ou de morbidité grave à une époque où les femmes mourraient en accouchant.
Rose était dans la tranche des risques pour l’enfant à naître et pour les femmes de son age. Elle était épuisée et debout, toujours prête à accomplir le travail que personne ne lui demandait de faire tant elle craignait de rater une bonne affaire. Elle était comme ça Rose, une bête de somme que personne n’obligeait. Berthold avait beau suggérer d’engager du personnel de maison supplémentaire, ou exiger un repos total pour son épouse qu’il voyait travailler sans relâche, c’était peine perdue. Parfois il baissait les bras. Il se demandait pourquoi cette femme qui voulait toujours tout faire elle-même refusait de l’aide.
Il décida de s’établir dans un quartier plus résidentiel et plus cossu de la ville. La construction de la villa dans une rue perpendiculaire au boulevard d’Anfa, la rue du Soldat Maurice Benhamou, située en face de la rue Boileau, pouvait être vue comme une métaphore de leur position dans la société marocaine de l’époque. La rue à la fois proche des centres de pouvoir et d’influence, et en retrait, gardait une distance confortable avec les grandes avenues de la ville. Cela symbolisait aussi la tension vécue par de nombreux Juifs au Maroc à cette époque. S’intégrer dans la modernité tout en restant attaché à une identité qui pourrait bientôt être remise en question par les changements politiques n’était pas facile, beaucoup se posaient la question de leur avenir. Partir ? rester ? Sempiternel dilemme juif inséparable de leur histoire.
Rose désirait rester libre et indépendante des perturbations politiques. « Tout doit être toujours prêt pour un départ précipité éventuel. » C’était son leitmotiv. Rose, gardait bien en tête le drame de la Shoa elle voulait garder la main sur le cours de l’histoire à venir, elle restait vigilante, observatrice, comme Hestia, elle était pour tous la déesse du foyer la protectrice du bien être familial. Berthold la rassurait. Pour lui la guerre avait été une Shoa universelle. Le monde avait compris la leçon, cela ne se reproduirait plus. Rose haussait les épaules. Elle n’avait pas une bonne opinion du monde, elle portait en elle une méfiance atavique qui provoquait parfois l’agacement de son entourage. Berthold, lui, ne songeait qu’à un avenir apaisé, il rêvait de construire la famille qu’il n’avait pas eue, une ribambelle d’enfants, dans l’environnement harmonieux de la Villa qu’il concevait avec l’aide précieuse de l’architecte Surville. Pour lui, les details de la future villa revêtaient une importance capitale. Il devaient correspondre aux images de son adolescence, lorsqu’avant de s’endormir il bâtissait déjà sa vie. Il avait même prévu une niche dans l’escalier pour sa collection d’éléphants et les portes en fer forgé Art Déco de l’entrée de la maison et de la salle à manger. Les portes ne devaient pas être seulement fonctionnelles, elles devaient être des œuvres d’art à part entière. Elles définissaient l’entrée de la villa avec une élégance et un raffinement accessibles et pratiques pour les habitants de la maison. Le fer forgé Art Déco faisait écho à l’influence européenne en s’intégrant délicatement dans le contexte traditionnel.
Le jardin avec sa fontaine en forme d’étoile et en zellige, était un lieu clé de cette villa. La fontaine en zellige était un symbole fort du patrimoine marocain. Le choix de la forme étoilée renvoyait encore à l’architecture traditionnelle en y apportant toujours une touche subtile propre à l’Art Déco. Les couleurs vertes et turquoises de la fontaine, très caractéristiques de l’artisanat marocain, rappelaient l’importance de la nature et des éléments aquatiques dans l’architecture des jardins marocains où l’eau représente à la fois la vie et la prospérité. Cette fontaine avec son eau cristalline était sans doute le point focal du jardin, un lieu de contemplation, qui contrastait avec le monde extérieur plus chaotique de Casablanca, notamment pendant les périodes de tensions politiques.
Dans les années 1940-1950, la véranda était un élément très prisée dans des villes ensoleillées comme Casablanca où le climat permet de profiter de l’extérieur une grande partie de l’année. Berthold avait demandé à l’architecte de concevoir avec un soin minutieux des allées pour planter ses fleurs préférées. Ces allées permettaient à Berthold de circuler facilement en entretenant ses plantes. Elles permettaient aussi de structurer l’espace en créant des zones distinctes où différentes sortes de fleurs pouvaient être plantées en fonction de leur exposition au soleil, de leur couleur ou de leur saison. Les murs qui bordaient les allées étaient en briques et leur fonction était à la fois pratique et esthétique. Ils délimitaient les zones de plantation et apportaient une structure visuelle qui donnait au jardin une symétrie qui correspondait aux caractéristiques de l’architecture paysagère européenne de l’époque.
Chaque Samedi matin Rose et Berthold se rendaient avec leurs 3 premiers enfants, tous des bébés, au rendez-vous de Monsieur Surville. Il fallait maintenant s’occuper de l’étage pour caser rapidement la famille qui ne cessait de s’agrandir. Ce jour, Surville voulait lui présenter un objet magnifique en cuivre, la rampe qui épouserait la forme de l’escalier.
Slil