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Yelena

Chapitre XXXVIII

Les mots

Cette nuit, Symine avait posé ses larmes et sa peine sur le pas de sa porte. Elle désirait passer une nuit sereine et peut être romantique auprès de Moïse. Elle n’avait jamais rêvé de passion ou d’amour, elle ne connaissait ni cendrillon ni la belle au bois dormant. Personne ne l’avait bercée de ces histoires de gourdes qui avaient pour princes charmants des machos qui décidaient du sort de leurs belles selon leur bon vouloir.

Symine n’avait pas eu comme ses sœurs, des amours libres romantiques ou romanesques. Elles avaient eu le courage ou l’inconscience de passer outre les préjugés choisissant leur chemin de vie, contrairement à Symine qui s’était laissée choisir par un inconnu qui avait décidé en quelques jours de la prendre pour épouse . 

Il lui arrivait pourtant, comme cette nuit, de désirer simplement un peu de douceur et de tendresse. Elle savait que sa peine et ses larmes reviendraient la chercher dès la pointe du jour.  

Ces années avaient été des années d’effroi, d’inquiétude, d’appréhension, de consternation quasi quotidiennes pour les juifs habités par l’obsession d’être arrêtés. Chaque jour, ils remerciaient le ciel de les avoir épargnés. Aucun d’entre eux ne s’endormait sans réciter le Shéma à voix basse. 

“Si vous écoutez bien Mes commandements(…) Je donnerai la pluie de votre terre en son temps, averse d’automne et ondée de printemps, et tu récolteras ton blé, ton vin et ton huile. Je donnerai l’herbe dans ton champ pour ton bétail, tu mangeras et tu seras rassasié.”

Symine était consciente que l’épée de Damoclès planait au dessus de leurs têtes, qu’aucun d’entre eux n’était à l’abri d’un nazi ou d’un pétainiste en mal d’épuration ethnique. Pour protéger les siens, pour leur éviter les tourments de la peur, elle avait appris à jouer avec les mots. 

Parfois, lorsque le silence enveloppait l’atmosphère, elle s’installait dans la cuisine et parlait à la petite Zineb qui lui posait des questions tout en épluchant ses légumes. « Raconte moi madame », lui disait elle. La petite Zineb ne comprenait pas tout, Symyne racontait quand même, songeuse et souriante, en réalité elle se racontait :

 » Pour sauver ma vie, je jouais avec les mots. En les prononçant, je leur prêtais des notes de musique, des intonations, des mélodies. Je les ai chanté, je les ai fait jongler entre mes lèvres, du bout de ma langue et avec mes yeux pour mieux les voir frémir dans l’espace.

Ils ont été des mots de douceur d’amour et d’espérance, des mots de folie, de joies, mais aussi des mots de mon enfance qui revenaient me caresser le cœur comme la brise légère caresse le visage, ils étaient les mots du temps des fleurs et du bonheur d’avant guerre. 

Ils n’ont pas épargné mon âme lorsque la douleur les cherchait. Ils m’ont blessée, lacérée, écorchée, ils ont été un tango, une valse et une danse macabre. Ils m’ont accompagnée pour le pire et pour le meilleur, ils ont été mes meilleurs amis, ils ont conduit mes pas, m’ont fait trébucher espérer et rêver, je n’avais ni amour, ni amoureux, mon mariage se résumait à un ersatz d’affection dont je me suis contentée toute ma vie. Je n’étais qu’une mère de devoir, une épouse de devoir, toute ma vie je n’ai été qu’un devoir inépuisable, tandis que personne ne se préoccupait de moi. 

Symine se racontait sans regret, sans émotion, elle s’était contentée de cette vie miraculeuse dans un pays où elle et les siens avaient échappé à la chasse aux juifs. Ces jours de calme lui permettaient de se livrer à une introspection spontanée qu’elle pratiquait de façon autonome. Elle aimait ces rares moments où elle se retrouvait face à elle-même, à ses pensées et ses émotions, avec pour seule confidente la petite Zineb, qui lui demandait par quel mystérieux génie elle pouvait voir des mots danser. La même scène s’achevait toujours par la même réflexion : « Il faut songer à t’envoyer à l’école. » 

Harassée, Symine pensait qu’il fallait affronter dans peu de temps le mariage de Rose. Joseph insistait pour prendre en charge le mariage, s’il avait lieu à Mogador. Elle espérait secrètement que Joseph organiserait tout. Il venait lui-même de se remarier discrètement, il n’était plus seul. Hannah, la mère de Berthold avait proposé son aide. Berthold serait aussi d’une grande efficacité. La proposition du mariage à Mogador signifiait pour Symine qu’elle se rendrait au mariage de sa fille comme une invitée. Cette idée la comblait.

Pour les femmes et pour les hommes, Symine prévoyait les toilettes qu’ils avaient portées aux fiançailles de Rose et Berthold. Elle même porterait les tenues des fiançailles. Symine se sentait légère, elle n’avait plus d’autre tâche que celle de la robe de mariée.

Ce soir-là, Rose quitta son atelier plus tôt. Elle se réjouissait de trouver un peu de solitude après tant d’événements successifs. Symine envisageait de lui parler de sa robe de mariée, mais lorsqu’elle vit Rose qui somnolait déjà, elle reporta la conversation pour un autre jour. 

Slil

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