Chapitre XIX
Les mots
Symine, la douce gardienne des traditions possédait le don des mots. Les paroles étaient pour elle le moyen le plus noble et le plus sincère d’exprimer son amour.
Sa maison était son refuge, un écrin peuplé du souvenir des voix, des amours, des rires et des larmes. Ici, les démonstrations d’affection étaient discrètes, la pudeur bannissait les gestes, mais chaque mot était imprégné de sens et de tendresse. Contrairement à la majorité des familles séfarades du Maroc réputées pour leurs effusions bruyantes la famille de Rose cultivait une retenue affective où les élans impétueux n’avaient que peu de place.
Essaouira portait une histoire unique et une culture juive nourrie de diversité. Les coutumes familiales mêlaient des influences marocaines, berbères, espagnoles, portugaises, françaises, anglaises, juives et non juives. Une seule famille incarnait souvent ce mélange d’origines qui façonnait une manière d’être aussi variée que les vents de l’Atlantique.
Le judaïsme en Afrique du Nord était un judaïsme joyeux qui se distinguait par sa légèreté de la rigidité et de l’austérité du judaïsme d’Europe centrale. Pourtant, les jeunes séfarades, s’imprègnent aujourd’hui de rites éloignés de ceux de leurs maîtres et de leurs pères en s’identifiant à un patchwork de coutumes contraires à leurs traditions. Peu versées dans les textes, les nouvelles générations ont façonné un judaïsme où se mêlent superstition, folklore et TikTok-compatibilité, bien loin de la profondeur et de la noblesse de la pensée juive.
Sur internet, des « rabbinous » autoproclamés, mi-standuppeurs, mi- prêcheurs, débitent des sermons creux et racoleurs à un public persuadé qu’à force de vidéos likées et d’amen partagés, il finira bien par obtenir « d’Hachem » une absolution express contre une dévotion bien tapageuse.
L’une des dernières lubies de ces groupes consiste aujourd’hui à métamorphoser la future mariée en une sorte divinité suprême, assise pendant quelques heures, avant cérémonie du dais nuptial, sur une balancelle ou un trône bricolé, pour distribuer ses bénédictions à son fan club, une bande d’illuminées survoltées, prêtes à camper des heures pour recevoir la bénédiction d’une gamine fraîchement promue « Tsodeket Super Star » et vénérée avec autant de ferveur que si les matriarches Sarah, Rebecca, Rachel ou Léa venaient faire la tournée des matriarches 5785.
Les fêtes religieuses occupaient une place centrale dans la vie familiale, bien au-delà de leur dimension spirituelle, elles étaient le moment privilégié où toute la famille se rassemblait, où l’on partageait des récits bibliques, des paroles de sagesse, de tendresse, des clins d’œil complices dans une ambiance animée et chaleureuse qui faisait partie intégrante de ces célébrations. La tradition voulait que l’on invite autour de ces grandes tables la veuve, l’orphelin, et même le prophète Élie, pour lequel une place restait symboliquement libre, et la porte de la maison entrouverte au moment de la lecture d’un passage de la Haggadah de Pessah qui lui était consacré. *
Pendant ce temps, les mères envahissaient leurs progénitures de leurs tentacules arachnéennes, de leurs mots judéo- mogadoriens, de leurs expressions héritées d’une culture orale où chaque syllabe semblait gravée dans leurs mémoires et dans leurs cœurs, collées à leur langue et à leurs gènes, et dont le pouvoir faisait fondre les plus rebelles d’entre eux. « Narhobes, Chikpara, N’keun Korban,”* et autres métaphores exprimant toutes le sacrifice le plus violent de soi, lié à des références culturelles. Ce langage mélodieux quotidien et envahissant était une manière d’exprimer un amour plus fort, plus personnel, au-delà des gestes.
De mémoire de mogadorien, personne n’avait vu un baiser hollywoodien s’échanger ni dans les rues ni au sein des foyers. 25 ans plus tard, les amoureux batifolaient librement sur les pelouses des années 68, lorsque les affiches criaient sur les murs de France « La beauté est dans la rue », et que la jeunesse menait son combat dans une lutte sans merci pour la liberté sexuelle.
Rose et Berthold étaient les héritiers de cette veine pudique transmise comme une seconde nature. Ils avaient grandi dans un environnement où l’expression des émotions appartenait à la sphère privée et où les bonnes manières imposaient la mesure, la décence, et une pudeur excessive. Leurs week-ends à Mogador se terminaient toujours par une réunion en famille sur la terrasse du Riad de Joseph, qui dominait l’océan. Ils observaient les couleurs chaudes du crépuscule, et osaient se regarder dans les yeux. Peu de mots circulaient au cours de cette comédie hebdomadaire.
Cette attitude ne valait que pour les apparences car Alice raconta plus tard, qu’il y eut des baisers ardents et des étreintes fiévreuses derrière les rochers et les buissons des forêts au fil des pique-niques du dimanche. Pourtant, derrière cette quiétude apparente, Berthold se débattait avec ses pensées. Ces Chabats hebdomadaires, devenaient une épreuve. Ses projets, ses ambitions d’après-guerre et l’inquiétude grandissante face à la tournure dramatique des événements l’obsédaient. En ce mois de novembre 1942, l’avancée de la guerre faisait peser sur chacun un poids de plus en plus lourd. Avant de reprendre la route vers Casablanca, Rose et Berthold prirent une décision. Ils se confièrent à la tante Mazal et à Joseph, leur annonçant qu’ils envisageaient d’avancer la date de leur installation à Casablanca. L’été prochain leur paraissait le moment idéal pour s’éloigner de la violence des vagues hivernales, lorsque l’océan, fougueux et imprévisible, se dressait tel un bronco sauvage, rendant la traversée à la fois dangereuse et incertaine.
*Prophète Elie : coutume ancestrale du 9eme siècle, de laisser la porte ouverte pendant le Seder, afin que les pauvres puissent librement entrer et participer. Mais cette coutume n’était plus appliquée, car l’habitude avait déjà été prise de faire des dons de nourriture aux nécessiteux. Autre interprétation : A la fin du 12eme siècle dans certaines communautés on laissait la porte ouverte en attente du prophète Elie qui délivrerait les Juifs de l’Exil pendant la fête de Pessah.
*Haggadah : récit de Pâques (Pessah) relatant la sortie d’Egypte * Korban : mot hébreu signifiant un sacrifice. * Hachem : le nom
Slil