Chapitre XVII
Guerre et jeunesse
Dans cette atmosphère fébrile et joyeuse, la mère de Rose et ses tantes avaient remarqué l’absence prolongée de Rose. Elles décidèrent de la chercher et découvrirent Rose endormie dans le coin confortable du canapé, enveloppée dans la lumière des lanternes qui projetaient une lueur chaude sur les murs de pierre.
Berthold, assis sur le fauteuil de cuir noir près de la fenêtre ouverte, feuilletait nonchalamment un journal en attendant le réveil de Rose. Il se leva d’un bond en voyant arriver Symine et ses sœurs.
Leurs yeux fixaient Rose endormie avec une combinaison de tendresse maternelle et le souci d’assurer la bonne réputation de leur famille. Leur désapprobation fut immédiate. Elles murmurèrent à l’oreille de Berthold que cela ne se faisait pas. “Ce comportement est très ordinaire ! » lui dit Symine contrariée.
Le visage de Berthold exprimait à la fois l’embarras et la perplexité. Incapable de trouver les mots pour contrer les arguments de ces dames et déconcerté par la tournure des événements, il se retira dans un coin de la chambre les laissant débattre de la situation.
Fortes de leurs expériences en matière de protocole et d’étiquette, elles ne songeaient qu’à maintenir les apparences et les traditions familiales, même au détriment du sommeil de Rose. Leur seule inquiétude consistait à protéger Rose des ragots qui nuiraient à la réputation de la famille.
Dans un contexte social où les apparences comptaient beaucoup, elles étaient déterminées à préserver l’honneur et l’image de Rose même si au fond, cela leur coûtait d’agir de manière stricte et conformiste publiquement.
Pris au dépourvu, Berthold restait silencieux en observant la scène d’un air abasourdi. Il retenait son fou rire. Il ne voulait en aucun cas contrarier sa future belle-famille ni créer des tensions. Il cherchait une solution pour calmer l’hypocrisie de cette société bourgeoise dont la morale n’était pas toujours conforme aux normes dont elle se réclamait.
Mogador ou Casablanca n’échappaient pas à l’hypocrisie sociale. A l’instar de beaucoup de bourgeoisies, ces communautés étaient passées grands maîtres dans l’art de dissimuler leurs véritables pensées, sentiments, intentions ou croyances, dans le but de répondre aux normes sociales, familiales, religieuses ou traditionnelles de leur époque , et selon les clans auxquels elles appartenaient. Officieusement, personne ne craignait de transgresser les règles d’une morale excessive en ayant un comportement contraire à leur pseudo intégrité.
Réveillée par tous ces murmures , Rose fit mine de dormir. Elle les connaissait bien Rose, elle écoutait et s’amusait de la conversation en gardant les yeux fermés. Elle était curieuse de voir comment ses tantes allaient s’en sortir, et quel serait le dénouement de leur mise en scène.
C’est Berthold qui s’avança vers Rose. Il la réveilla doucement en lui passant les mains sur les cheveux. « Rose ? Rose, réveilles toi ».
Les dames quittèrent les lieux, en feignant une pudeur de circonstance, et Rose se leva d’un bond en riant avec Berthold de ces précieuses ridicules qui ne se souciaient que des cancans que les commères pouvaient répandre sous les cieux mogadoriens. C’était bien des mogadorienes attachées aux bonnes manières considérées conformes au savoir-vivre de l’époque.
Joseph avait obtenu de Monsieur Olivry, que Berthold reste à Mogador pour deux semaines, afin de se familiariser avec Rose. Cette proximité considérée comme des fiançailles, permettrait aux deux familles de convenir de la date du mariage.
La Seconde Guerre mondiale a eu un impact significatif sur la vie quotidienne des gens, y compris sur leurs relations. De nombreux couples ont été séparés en raison du service militaire, ce qui pouvait accélérer le processus de fiançailles pour se marier avant le départ à la guerre. Les ressources financières étaient limitées pendant la guerre, cela pouvait également influencer la durée des fiançailles, car les couples préféraient attendre d’avoir les moyens de financer leur mariage. Il fallait aussi tenir compte des coutumes locales et familiales. Dans certaines cultures, des fiançailles plus longues étaient courantes pour permettre aux couples de mieux se connaître, ce qui était le cas de Rose et de Berthold, tandis que d’autres privilégiaient des fiançailles plus courtes. La pression sociale pouvait également jouer un rôle dans la durée des fiançailles. Parfois, les couples se sentaient obligés de se marier rapidement en raison des attentes de la société ou de la famille.
Cet été de juin 1942 était un été particulier pour Rose. La fille à maman se transforma grâce à Berthold, en jeune fille émancipée. Il connaissait les coins les plus secrets de la région. Chaque jour Berthold et ses amis emmenaient Rose et ses sœurs à la découverte de la ville et de ses environs à travers les dunes, les remparts et les plages de Mogador, où les jeunes jouaient au foot, au Jokari, pratiquaient la pêche, la musculation, la plongée sous-marine, les virées en bateaux de pêche, et s’amusaient à braver les vagues de l’océan.
Berthold entraînait Rose pour s’isoler avec elle à l’abri des regards, Fanny les suivait sans en avoir reçu l’ordre, mais elle voulait voir et cafter à Symine que Berthold volait furtivement quelques baisers à Rose, et qu’il lui déclarait son amour en lui récitant quelques vers qu’il avait appris par cœur la veille.
Fanny, que tous appelaient la rapporteuse chuchotait chaque jour les faits et gestes du jeune couple, à Symine et à Moïse, qui lui répondaient amusés, que l’attitude de Berthold était des plus normales pour un amoureux.
Rose racontait : « Il ne se passait pas un jour sans qu’il m’offre des fleurs, ou un parfum, des chocolats précieux et rares, un foulard, ou une pièce de tissu. Tout ce qu’il m’offrait était de bon goût et me plaisait. Mais je trouvais qu’il exagérait, qu’il dépensait trop d’argent. Il me répondait : « Profites et réjouis-toi, on ne sait pas de quoi sera fait demain ». Hannah, la mère de Berthold, ajoutait en s’adressant à Rose : « Lorsqu’un homme te fait un présent, ne le refuse pas, sinon il se lassera, et ne te gâtera plus jamais ».
Le Maroc sous le contrôle du régime de Vichy, aurait pu avoir un impact sur la vie quotidienne de la jeunesse en termes de rationnement, de restrictions ou de voyages, mais malgré les circonstances, les jeunes ne se préoccupaient pas nécessairement de la guerre. Ceux qui vivaient dans des zones éloignées des combats pouvaient avoir l’impression que la guerre était éloignée de leur vie et conservaient un sentiment d’insouciance et de désinvolture, qui leur permettait de se concentrer sur leurs propres préoccupations, leurs amis et leurs loisirs plutôt que sur les événements mondiaux.
Le cinéma, la musique, les danses et d’autres formes de divertissements étaient pour eux, des moyens d’échapper temporairement aux nouvelles de la guerre et aux frayeurs qui en découlaient.
Les parents et les autorités avaient parfois tendance à protéger les jeunes des détails horribles de la guerre. Ils cherchaient à maintenir une certaine normalité dans la vie des jeunes malgré les défis extérieurs. Pourtant, même si certains jeunes pouvaient sembler détachés de la guerre, elle influençait souvent leur vie de manière plus subtile.
Berthold, lui, ne rêvait que d’emmener Rose au cinéma pour se débarrasser de tous ceux qui les entouraient. Il trouverait bien un stratagème pour échapper aux chaperons de Rose, et aux exigences de Symine.
Slil