Chapitre XI
Une fleur charmante
En ce mois de juin 1942, les célébrations étaient plus modestes et plus discrètes qu’en temps de paix, mais à Mogador, elles conservaient coûte que coûte, le respect de toutes les convenances. La formule magique consistait à créer de l’abondance avec peu de moyens. Symine avait dépêché Abdel auprès de Joseph pour le prier de venir plus tôt afin de présenter Berthold au père de Rose avant l’arrivée des invités. Elle avait prévu une bonne heure pour que les trois hommes s’entretiennent paisiblement sur les conditions du mariage. Ce n’était pas un sujet anodin, il fallait assurer et protéger l’avenir de Rose.
La calèche de Joseph et Berthold arriva à l’heure précise. Ils venaient parés de leurs yeux verts aux sept couleurs de l’arc en ciel. Ils portaient chacun un costume trois pièces bien ajusté, une chemise impeccable au col amidonné, une cravate en soie nouée avec soin et des chaussures reluisantes assorties à leur costume. Tous les voisins de l’immeuble les accueillirent avec des youyous suivis par les quartiers avoisinants. Symine et Moïse les attendaient sur le pas de la porte pour leur souhaiter chaleureusement la bienvenue. Rose les remercia pour les gerbes de lys qui décoraient toute la maison et les bouquets de roses dont les fragrances inondaient l’espace.
La couleur la plus courante pour un costume élégant de cette époque était le noir, le bleu marine ou le gris foncé. Ces couleurs étaient considérées comme classiques et intemporelles et convenaient parfaitement aux tenues de réception. Mais Joseph avait opté pour un costume en alpaga gris clair. Berthold plus audacieux et moins conventionnel, pour un costume d’été trois pièces, en lin aux rayures discrètes, de couleur sable et blanc, qui lui donnait un aspect plus décontracté mais toujours élégant. Il était comme ça Berthold. Il exprimera toute sa vie son individualité tout en conservant sa grâce et ses bonnes manières. Face à Moïse, le père de Rose, il parlait posément avec la retenue et la maîtrise de soi qui le caractérisaient. Joseph et Berthold étaient d’accord sur tout. Joseph ne se souciait que du bien être du couple, il savait que l’éducation de son fils ferait le reste.
Planquée dans le petit boudoir aux tentures bordeaux, Rose écoutait attentivement la conversation. Elle découvrait que ce jeune homme qui lui avait plu au premier regard, possédait aussi une connaissance approfondie de la littérature, la politique, les arts et le cinéma. Rose dira plus tard : « Il incarnait l’image d’un gentleman raffiné, doux, et respectueux. Plus il parlait, plus il me plaisait, il était unique au monde ». L’entrevue entre les trois hommes ne dura pas longtemps. Très rapidement, Rose demanda à sa mère de faire le clin d’œil d’acquiescement qu’elle avait convenu avec son père. Symine demanda à Zineb de débarrasser la petite table où elle avait servi des boissons fraîches et une petite kémia, puis invita ses convives à rejoindre un coin d’ombre de la terrasse pour choquer les shots de Mahia* en formulant les vœux d’usage.
Sa mission accomplie, Berthold demanda avec courtoisie si Rose était prête, s’il pouvait la voir, il avait hâte de lui parler, de tout lui raconter, d’avoir son avis. Elle sortit de son boudoir sous une rafale de zâhrit, de danses et de chants traditionnels, délicatement arrosée par un déferlement de Mrach Zhar remplis d’eau de rose et de fleur d’oranger. Elle lui souriait timidement. Elle le regardait avec insistance comme on découvre un nouveau né. Berthold dira plus tard : « J’étais subjugué par sa beauté. Elle était si fraîche, si naturelle, sa peau claire était comme un symbole de pureté, les traits de son visage étaient doux et délicats, ses yeux dorés étaient lumineux et expressifs. Elle avait des cils longs légèrement recourbés, un petit nez retroussé qui lui donnait un air malicieux et des lèvres qui avaient la couleur du corail. Elle portait une robe rose drapée qui mettait en valeur sa taille et sa silhouette. Elle portait la grâce, le charme, la modestie et la politesse. Maladroitement je lui dis : vous êtes une fleur charmante. C’était mes premiers mots d’amour ».
Symine ordonna à la cuisine un peu de silence et invita le jeune couple à s’installer dans le boudoir. -“Venez les enfants, venez Berthold, je vous ai installés dans le boudoir, vous avez un petit buffet à votre disposition. Ne vous gênez pas. Faites comme chez vous”. Le ton était donné, la mère juive procédait à la cérémonie du gavage. Mange, mange, mange… Installés dans le boudoir, Berthold demanda à Rose la permission de laisser la porte mi-close pour mieux faire connaissance. Il voulait surtout lui donner un présent qu’il avait acheté chez le bijoutier mogadorien de Casablanca. En voyant la porte du boudoir à peine entrouverte, Symine eut un mouvement de recul. Mais elle comprit que les amoureux avaient besoin d’intimité. « J’ai du travail, pensait Symine, je dois encore superviser la cuisine, les plats, le pie*, les buffets. Les invités ne vont pas tarder« .
Pendant cette heure d’intimité Berthold demanda à Rose, si elle consentait à sortir avec lui, à le “fréquenter”, selon les termes de l’époque. Il lui demandait si elle avait bien réfléchi, qu’il comprendrait si elle désirait changer d’avis. Il voulait surtout s’assurer que les volontés de Rose avaient été respectées. Rose le rassura. Mais elle souhaitait absolument le soumettre au questionnaire qu’elle avait minutieusement préparé. En souriant, cet homme qui allait devenir une personnalité du monde des affaires de l’Avenue du Général Drude à Casablanca, celui que tous appelleraient « afrit*, lui demanda de le laisser lire le questionnaire. Rose acquiesça en lui tendant un petit cahier d’école de la marque Salvadore , 22 x17 cm, 32 pages, à grand carreaux, avec la table de multiplication au dos du cahier chargé d’une écriture soignée de pleins et de déliés à la plume d’encre.
Berthold lu le questionnaire exhaustif attentivement en souriant et en riant, il lui dit simplement : « Je suis d’accord pour tout, tout sera comme tu le voudras, laisse moi t’embrasser les mains ». Il lui embrassa les mains et lui tendit un coffret de velours vert émeraude. Rose rougit. Elle ne savait pas si elle pouvait l’accepter. Elle ne voulait pas abuser. Elle imaginait le sacrifice de Berthold en ces temps de secousses et de tremblements. Elle lui demanda si elle pouvait consulter sa mère. Il était séduit par autant de naïveté et de délicatesse. Il la rassura. Confuse, elle finit par ouvrir le coffret. Elle découvrit un petit peigne de sac, en or 18 carats, avec la date du jour et les initiales de Rose.
Slil
(*Mahia : alcool de figues) – (* afrit : lion) – (* Pie : pièce montée traditionnelle) ( zâhirit: youyous)
(Mrach Zhar; récipients en argent ciselé)