Chapitre VIII
Nombreux sont ceux qui font de la sortie du Grand Est une question identitaire. Est-ce vraiment la vraie question, le vrai sujet ? L’Alsace a-t-elle perdu son identité lorsque ses compétences régionales ont été transférées au Grand Est par la loi funeste du 7 août 2015 ?
Certes, elle a perdu la main sur ses aides directes aux entreprises, sur ses lycées, sur le contrat de plan Etat-Région, sur ses parcs naturels, sur ses transports ferroviaires et scolaires etc. Il s’agit là de politiques publiques qui bien évidemment s’appliqueraient mieux à l’échelle alsacienne mais est-ce là ce qui fait son identité, même si cela y participe ?
Je ne le crois pas.
Il faut méditer la phrase de Georges Bischoff : « L’identité alsacienne, faite d’une somme de diversités changeantes, est une référence affective sincère, mais pour une Alsace qui ne s’incarne ni dans des institutions, ni dans une histoire qui fait consensus ».
Cette réforme de 2015 n’a pas fait disparaitre les traits fondamentaux de l’identité alsacienne. Elle faisait disparaître son nom des cartes politiques et administratives françaises et la privait de sa capacité à exprimer ses qualités et vertus gestionnaires dans ses institutions.
Du reste la loi Alsace, promulguée le 2 août 2019 lui a redonné une existence institutionnelle en créant la Collectivité européenne d’Alsace (CEA).
Mes grands-parents maternels, nés avec le vingtième siècle, se sont toujours considérés comme des Alsaciens et ce, même du temps du Reichsland Elsass-Lothringen. Il était interdit de parler français, ce qui ne les empêchait pas de se sentir français.
L’annexion de l’Alsace durant la seconde guerre mondiale n’a pas enlevé aux Alsaciens une quelconque identité. Cette histoire mouvementée fait partie de l’identité alsacienne.
Notre droit local, le régime concordataire, maintenu en Alsace-Moselle, sont aussi un héritage de notre histoire commune. Tout ce que l’Alsace a vécu entre 1870 et 1945 a forgé, construit et même renforcé notre identité d’Alsaciens, ballotés entre les deux rives du Rhin. Croyez-vous vraiment que c’est un malheureux Grand Est qui va mettre en péril tout notre héritage culturel et cette identité historique et unique en France ? Nous sentons nous moins Alsaciens depuis 2015 ? N’avez-vous pas au contraire l’impression que ce sentiment va grandissant ?
L’invention de ce fameux et débile « désir d’Alsace » par un préfet de la République dans un rapport de février 2018 est une injure faite aux Alsaciens !
Il suffit de relire Frédéric Hoffet (Psychanalyse de l’Alsace), Marc Lienhard (Histoire et aléas de l’identité alsacienne), Alain Howiller (Où va l’Alsace ?), Bernard Schwengler (Le syndrome alsacien) entres autres, pour se rendre compte de tout ce qui fait notre identité d’Alsaciens et ne pas souscrire à cette formule qui revient à inventer l’eau chaude…
Pour les fainéants et ceux qui ne lisent pas, il suffit simplement de regarder l’excellente série télévisée « Les Alsaciens ou les deux Mathilde » pour comprendre la complexité de notre histoire et ce qu’ont dû traverser des générations entières d’Alsaciens.
C’est tout cela notre identité. C’est complexe à un tel point que beaucoup d’Alsaciens seraient en mal de définir celle-ci. Alors pourquoi faire de notre sortie du Grand Est une question identitaire que ceux-là mêmes qui la revendiquent ne seraient vraisemblablement pas capables d’expliquer ?
Mettons-nous à la place de « ceux de l’intérieur » comme on dit ici : en juin 2007 quand les socioprofessionnels du Conseil économique et social d’Alsace (CESA) ont préconisé la fusion de la Région Alsace et des deux Départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, lançant ainsi le débat institutionnel qui devait aboutir au projet du Conseil d’Alsace, ils n’ont jamais évoqué la question identitaire dans leurs motivations.
En avril 2013, au terme de ce débat, les Alsaciens ont voté « non » à ce projet qu’ils avaient eux-mêmes imaginé pour faire de l’Alsace une collectivité à statut particulier comme la Corse.
Sans revenir sur les causes bien connues de cet échec, « ceux de l’intérieur » n’ont, à juste titre, rien compris à ce que nous voulions et faisions. Nous avons ensuite obtenu la CEA, installée en janvier 2021. Or, maintenant, et après avoir refusé de créer le Conseil d’Alsace, il se trouve des « identitaires » voulant sortir du Grand Est en revendiquant haut et fort leur identité !
Vu de Paris, on a bien raison de penser que le Hans im Schnokeloch* est alsacien !
Déjà que la plupart des français ne comprennent rien aux incorporés de force, aux « Malgré-nous », quelle image peuvent-ils avoir de nous avec une telle revendication identitaire et cette histoire récente à leurs yeux, confuse ?
A l’évidence, cet angle d’attaque n’est pas le bon et ne peut que susciter l’incompréhension, voire le rejet pur et simple aussi bien de la part des Alsaciens qui ne se sentent pas menacés dans leur identité, mais aussi par le reste du pays qui est fort éloigné de ce genre de posture qui pour eux fleure bon l’autonomisme.
Alors bien entendu, c’est plus facile de simplement revendiquer une identité alsacienne mais quand on n’est pas fichu d’expliquer en quoi elle consiste, car elle est multiple et complexe, on ferait mieux de s’abstenir d’adopter une telle posture qui ne peut que desservir la cause alsacienne.
J’irai encore plus loin en affirmant que le dialecte, s’il fait partie de notre culture, ne saurait être un élément identitaire car il n’est pas partagé par tous les Alsaciens. Demandez aux habitants du Val d’Argent, du Val de Villé, de Lapoutroie, d’Orbey, de Labaroche ou d’Aubure, ce qu’ils en pensent. Les Welches sont aussi des Alsaciens !
Non, la sortie du Grand Est n’est pas une question identitaire mais une question de politiques publiques qui seraient bien plus efficaces et mieux gérées au niveau d’une collectivité à statut particulier en récupérant nos compétences régionales. C’est tout.
Ne nous trompons pas d’arguments en donnant une image trouble et confuse de l’Alsace. Assumons et revendiquons notre passé complexe sans en faire notre seul et unique étendard sous couvert d’une identité mal comprise et rendue simpliste par la méconnaissance de notre histoire.
Tournons-nous vers l’avenir, vers une vraie décentralisation dont la France a tellement besoin et dont l’Alsace peut encore être le fer de lance.
L’Alsacien
* Le Jean du Trou aux Moustiques, ce qu’il a il ne le veut pas, et ce qu’il veut il ne l’a pas …