Le second souffle

Chapitre VIII

L’Afrique noire 1

Dans une agitation frénétique, je monte sur un bac pour traverser le fleuve Sénégal. La ville de Rosso est séparée en deux, Rosso Mauritanie -Rosso Sénégal. Après la solitude du Sahara et l’austérité des mauritaniens, c’est pour moi une surprise enivrante de voir la joie de vivre et la volubilité plaisante des sénégalais. J’estime avoir rempli convenablement mon contrat, puisque je suis arrivée à traverser le Sahara tant redouté et même plus.  Je pense que Rand et Phil vont avoir envie de poursuivre l’aventure. Je vais tout faire pour qu’ils n’aient même pas l’idée de me faire revenir en bateau.

 De l’autre côté du fleuve tout est différent, le mouvement et la couleur font place à la retenue mauritanienne. J’éprouve du plaisir quand je passe les frontières, le voyage prend de l’importance, je le remarque sur ma carte, le tracé commence à devenir significatif. En signe de bienvenue, les gens me font des gestes amicaux. Je me sens fière et à l’aise, il ne reste plus qu’à me retaper pour continuer mon périple. 

Je me promène détendue dans la ville de Saint-Louis, où je retrouve plusieurs maisons à l’architecture coloniale. Le style et les balcons en fer forgé me rappellent certaines maisons de Gibraltar. Au siècle dernier, on y pratiquait le commerce de l’or, de l’ivoire et de la gomme arabique. Mais ce climat colonial me ramène également à son époque peu glorieuse où l’on y pratiquait surtout la traite d’esclaves. Ce temps est heureusement révolu et je retrouve des hommes libres, en pleine activité autour de leurs barques de pêcheurs. Leur gaieté est communicative. Pour me rendre jusqu’à Dakar, je roule sur de longues portions de goudron, j’en profite pour récupérer, mais malgré ce confort, je reconnais que le charme en prend un coup, cette sécurité ôte la magie de la découverte. Les boubous chatoyants des femmes embellissent le paysage. 

Dakar est une grande ville, mais reste toujours à l’échelle humaine. En priorité, je dois réparer mon porte bagage qui est près de s’écrouler, les vibrations des pistes sahariennes ont eu raison de lui. Je ne m’en plains pas, tout le reste a tenu le coup. Me voici dans un bidonville, chez des soudeurs qui travaillent à l’air libre. Je suis tout heureuse de comprendre que si l’on me retape. 
Après l’exposé de nos futurs projets, les ouvriers ont l’idée de souder un grand porte-bagage, prenant appui  sur mon châssis et de la taille de la voiture, capot compris. L’espace vital de ma cabine va nettement s’améliorer. Pendant que l’on chauffe mon métal, Phil et Rand partent au ravitaillement pour la suite de l’aventure.
Les jeunes sénégalais sont inconscients, ils me font peur. Ils  utilisent leur chalumeau avec une telle désinvolture, si près de mon réservoir extérieur que ce qui devait arriver, arriva. Je suis en feu. Résultat de l’opération, réservoir extérieur endommagé, bâche brûlée,  pare-brise éclaté. Cela aurait pu être beaucoup plus grave, surtout lorsque j’ai vu ma température grimper, la suite du voyage aurait pu être compromise, mais j’ai eu plus de peur que de mal, mes organes vitaux sont restés intactes. 

Pendant que l’on me répare, mes deux compagnons en profitent pour mieux connaître les coutumes du Sénégal, en particulier la lutte sénégalaise. Ces combats de lutte appelés Mbapatt, sont pratiqués par des hommes extrêmement forts qui respirent la puissance de l’Afrique. Après la lutte, ils reviennent avec un champion paré de grigris. 

Après les difficultés et les dangers que nous avons rencontrés au Sahara, ils décident de m’équiper de grigris porte-bonheur pour la suite du voyage. Je préfère mettre toutes les chances de mon côté d’où qu’elles viennent, surtout qu’il me reste encore tellement de contrées sahariennes à parcourir. Je m’adapte vite, en Afrique, je deviens africaine. Non seulement je continue mon périple, mais je le continue protégée par la force des grigris censés me rendre invulnérable. Sait-on jamais !

Je reprends la piste qui m’appelle, équipée d’un nouveau porte-bagage indestructible et je me dirige vers la Gambie. Pour y parvenir, j’emprunte à nouveau un bac vu que les rivières servent de frontières. La musique lingala gaie, entraînante et communicative m’accompagne. La grande forêt commence à m’envelopper. Cela me transmet un petit stress car mon horizon est limité, mais quel foisonnement de végétation ! Je circule dans un dédale de plantes, une exubérance dominée par des arbres aux dimensions démesurées qui m’écrasent au sol.

 Malgré les dangers ressentis au Sahara, je me rends bien compte que les espaces libres de toute entrave ont profondément pénétré mon âme et que j’y repense aujourd’hui avec nostalgie. Le désert m’a marqué d’une empreinte indélébile. Les oiseaux accueillent mon passage à grands cris qui résonnent sous la voûte des arbres. Mon volant à droite est parfaitement adapté, car en Gambie on roule à gauche comme en Angleterre. Je sens l’influence british, non seulement dans la conduite, mais également dans l’uniforme des policiers en short, dans l’architecture des maisons à Bathurst et dans la langue pratiquée. 

Avides de sensations, je vois mes deux compères partir en pirogue sur le fleuve Gambie avec un jeune gambien pour explorer la contrée. Je reste seule dans la forêt, pourvu qu’il ne leur arrive rien dans cette nature inexplorée. Après plusieurs heures de méditation mêlée d’inquiétude, je les vois revenir à pied, enduits de boue des pieds à la tête. Descendre une rivière en pirogue, c’est facile, mais en remonter le courant, c’est une autre paire de manches. Rand et Phil sont tristes de laisser Lamine, leur nouveau compagnon, qui en partant, leur dira une simple phrase si lourde de sens pour un homme qui vit seul dans une  hutte rudimentaire : ‘’La vie n’est que sentiment’’. Pas besoin de diplôme pour énoncer une pensée aussi élevée. Tout comme le ‘’bon sauvage’’ de Jean Jacques Rousseau, Lamine est un homme pur et noble vivant au contact de la nature.

 Je prends un repos bien mérité dans un endroit idyllique, le cap Skirring en Casamance près de la ville de Ziguinchor. Les pieds dans l’eau, je rêve d’aventure sous les cocotiers au bord d’une plage au sable blanc. La vue de l’océan était devenue une nécessité après l’éprouvante sécheresse du Sahara. Tous les événements qui se sont succédés ces dernières semaines me reviennent en mémoire et me donnent envie de poursuivre ma longue randonnée.


En Casamance, je retrouve la vie rudimentaire des paysans d’autrefois. Ce qui me surprend le plus, c’est que malgré leur mode de vie sans confort moderne, les habitants respirent la joie, tant ils sont immergés dans cette nature profonde, entourés par les arbres, et loin du stress que l’on ressent dans nos sociétés évoluées. Mon arbre préféré est le baobab argenté, dont la circonférence peut atteindre vingt-cinq mètres. Un arbre aussi large que haut, ses branches qui ressemblent à des racines, semblent élever un cri vers le ciel. Insignifiante face à ce géant, j’aime me coller tout contre lui. 

A chaque fois que l’on change de pays, Phil et Rand envoient des cartes-postales à leurs proches. Je suis si contente que l’on puisse situer mon itinéraire dans ce continent immense. Rand m’a dit que son père nous suit sur la carte d’Afrique en épinglant des punaises le long du trajet, comme le font les militaires. Je leur montre, ce pourquoi j’ai été créée et ce dont je suis encore capable. De retour au Sénégal, comme je suis près du Parc National du Niokolo Koba, je vais enfin pouvoir réaliser un des grands rêves de Rand : évoluer librement parmi la faune sauvage. 

Je me sens l’âme d’une photographe avec tous ces appareils de photos, caméras, téléobjectifs, étalés partout dans ma cabine. Phil est bardé comme un grand reporter et se tient aux aguets. De grands panneaux signalent l’interdiction de descendre du véhicule, hélas, les herbes sont hautes, il est difficile de s’approcher et d’apercevoir convenablement les animaux. Mes amis inconscients font fi de cette interdiction et s’enfoncent dans les herbes pour photographier des hippopotames qu’ils ont aperçus au loin, ils me laissent seule, cernée par d’inquiétants rugissements. J’attends, stoïque, en surveillant les moindres mouvements dans mes rétroviseurs. Une demi-heure plus tard, j’aperçois mes deux gaillards qui avancent à pas feutrés sur la piste en bordure de la haute végétation, le plus discrètement possible, ils semblent perdus et inquiets. Dès qu’ils m’aperçoivent, ils accélèrent le rythme et se précipitent jusqu’à moi, ouvrent brutalement les portières, se ruent à l’intérieur, referment les portes et lâchent des soupirs de soulagement. J’apprends qu’ils ont marché sur la queue d’un crocodile qui heureusement a pris la fuite, mais qu’ils ont également été impressionnés, tout comme moi, par de sourds rugissements. 

Mon moteur ronronne avant même qu’ils n’aient repris leur souffle. Ce ne sont pas mes portières ridiculement fragiles, ni ma bâche, qui pourront véritablement nous protéger, mais je peux démarrer à tout moment si un danger se présente. 

Un peu plus tard, déçue par les apparitions fugaces des antilopes, au détour d’un chemin, je me trouve nez à nez avec un énorme buffle solitaire. Celui-là, je ne le rate pas ! Enfin une grosse bête à portée de roue. J’accélère, il trottine, j’augmente ma vitesse, il cavale. Je fais tout ce qu’il ne faut pas faire, mais comme je suis en manque de contacts, je continue pour en tirer le maximum de sensations. Il galope, puis soudain ralentit, me fait face, souffle bruyamment par les naseaux et fait mine de me charger. Je garde la distance de sécurité, marche arrière enclenchée,  il se tourne et reprend sa course. Je klaxonne pour l’exciter, il s’agite. Je continue ce manège pendant plusieurs minutes, lorsque le buffle bifurque à droite et disparaît en un éclair, sans bruit, dans les hautes herbes. En quelques secondes, toute trace de sa présence a disparu, je suis consternée. Ce buffle m’a laissé une impression de force brutale, un pur moment d’Afrique sauvage comme je le désirais. J’ai été un peu pénible avec lui, s’il avait voulu, il aurait pu me clouer sur place.

Nous passons la nuit dans le parc, dans un camp aménagé près d’une rivière. De là, j’ai pu observer les hippopotames, plus gros et plus lourds que moi et dont l’avertisseur est nettement plus sonore que le mien. Je n’ai malheureusement pas pu rester aussi longtemps que je le désirais, une pluie de projectiles s’est abattue sur ma carrosserie me faisant quitter les lieux prématurément, j’ai dû déranger une troupe de babouins peu commode et particulièrement territoriale.

Pour me rendre au Mali, je me dirige vers la ville de Tambacounda où une mauvaise nouvelle m’attend. On m’informe que le pont routier qui relie le Sénégal au Mali s’est effondré, aucune voiture ne passe, mon voyage touche à sa fin. Comment faire ? Je tourne en rond dans la ville, désemparée, je cherche une issue à ce fâcheux problème.
Ma bonne étoile va me donner le coup de pouce providentiel, en me guidant vers la gare où j’apprends qu’il reste un wagon plate-forme sur lequel je peux voyager à l’air libre.
Me voici, arrimée à la plate-forme, mes compères, tout près de moi, sont assis sur leurs lits de camp, jouant de la guitare, tout en profitant du paysage qui défile lentement. Je me demande si ce n’est pas mieux ainsi, après avoir trimé comme une folle, ce repos me permettra de m’économiser pour la suite du trajet. Neuf cent kilomètres jusqu’à Bamako à me la couler douce. Je suis devenue une princesse que l’on transporte sans que j’aie à fournir le moindre effort. Le train avance avec tellement de quiétude que je prends vraiment du plaisir à voir défiler le paysage, comme si je regardais un film, sans avoir à me soucier des accidents de la route. En pleine nature, parfois le train actionne sa sirène pour éviter un obstacle ou tout simplement pour embarquer un passager.

Sur les autres wagons, j’aperçois les passagers qui conversent assis jambes à l’extérieur. Étonnée, je vois Rand et Phil grimper sur le toit des autres wagons et se rendre jusqu’à la locomotive pour faire stopper le train. Ils reviennent les bras chargés d’aliments achetés dans un des villages qui longe la voie ferrée. Je passe la frontière à Kayes, le train se dirige à son allure de villégiature vers Bamako, la capitale du Mali distante de cinq cents kilomètres. Avant d’y parvenir, je me suis fait un petit stress, car les roues du train patinaient en côte et je me demandais si je n’allais pas rester en rade, si ce problème n’était pas lié à l’effondrement du pont routier.

Habituée à n’être qu’avec mes deux passagers, je me sens agressée par la foule grouillante dans la gare de Bamako. Il fait nuit, on a décroché mon wagon du reste du convoi et on m’a laissé plantée, sans pouvoir descendre, suspendue en pleine lumière. Impossible de prendre un quelconque repos dans de telles conditions. Phil et Rand, avec l’aide de plusieurs hommes, parviennent à pousser mon wagon et me mènent dans une voie de garage plus sombre et isolée. En remerciements, je me suis délestée de deux bidons de cinq litres d’huile, cela arrange tout le monde puisque je me sens plus légère. L’agglomération me transmet une inquiétude bien plus grande que les immensités désertiques, je m’y sens assaillie. 

Après une nuit inquiète, de peur que l’on ne me vole mon chargement, le lendemain mes roues retrouvent toute leur mobilité. Je me promène dans Bamako, visite le joli marché rose avec ses édifices néo-soudanais, la ville est tranquille, mais gâchée par la présence de nombreux militaires qui contrôlent toutes les allées et venues à cause d’une épidémie de choléra. Heureusement que mes deux voyageurs sont vaccinés car malgré cela, c’est avec beaucoup de difficultés qu’ils obtiennent le droit de circuler et surtout le droit de photographier librement. 

Je n’ai qu’une envie, me rendre à Mopti, la Venise du Mali. Tout le long de la route, je croise des Peuls accompagnés de leurs troupeaux de zébus. Mopti est splendide, la Venise de l’Afrique, sa mosquée surnommée ‘’la perle de Mopti’’ est impressionnante par la force qui s’en dégage. Près du port, au bord du fleuve Niger se tient le marché où les Touaregs viennent vendre leurs plaques de sel, les Dogons leurs récoltes, les Bozos considérés comme les maîtres du fleuve, leurs poissons. Le tout dans une animation intense, transporté dans d’immenses pirogues appelées pinasses. 

Malgré la présence du fleuve et des nombreux habitants, je sens malgré tout l’ambiance saharienne. Seulement l’épidémie de choléra transmet une atmosphère tendue et gâche en partie mon plaisir, je n’ose même pas mettre de l’eau dans mon radiateur, alors imaginez pour mes deux intrépides. Mais je reconnais que malgré les risques encourus, pourvu d’être en liberté, j’en accepte les aléas. 

Randolph Benzaquen

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