Le second souffle

Chapitre V

Je tangue comme un bateau ivre jusqu’à Tarfaya

Ce n’est plus pareil, la piste est mal entretenue, des ornières, des pierres, du sable, je tangue comme un bateau ivre. Je le voulais ce désert, je l’ai et je dois m’y faire. Jusqu’à Tarfaya, je dois parcourir environ deux cent cinquante kilomètres qui s’annoncent effrayants. 

Nous ne sommes qu’au début du voyage, je commence à me demander si je n’ai pas présumé de mes forces. Je longe d’immenses dunes de sable d’une beauté à couper le souffle et c’est le mot adéquat puisque pour les contourner, je suis obligée d’aspirer le maximum d’oxygène pour augmenter le régime de mon moteur, les quatre roues motrices enclenchées.

Le tangage entraîne des appuis terribles sur mon train arrière et mes lames de ressort. Si je continue à trop y penser, je vais finir par me transmettre la poisse, mais j’avoue, malgré toute l’inquiétude, j’éprouve un énorme plaisir à me déplacer libre comme le vent. La sensation de ne compter que sur moi me transmet une énergie insoupçonnée. 

En me rapprochant de la côte, je suis surprise de voir un gros bateau frigorifique planté dans la falaise abrupte. Toute la côte est connue pour sa dangerosité, les épaves la jalonnent tous les trente kilomètres. Une équipe d’hommes tente de le libérer avec du matériel vraiment précaire. Deux gros 6×6 qui essaient, par un système judicieux de poulies, aidés par la forte marée, de le remettre à flot après avoir préalablement rempli les soutes avec du polystyrène pour la flottaison.

A partir de là, un dilemme se pose pour Rand et Phil, car les ouvriers les informent que deux trajets s’offrent à eux pour poursuivre le voyage, le bord de mer à marée basse sur du sable uniforme à soixante-dix kilomètres heure ou la piste centrale extrêmement ardue. La tentation est grande de choisir la facilité, mais le risque est énorme en cas de panne ou d’enlisement, car à marée haute les vagues viennent frapper la falaise, sans aucune possibilité d’échappatoire. Le voyage ne fait que débuter, un gros pépin mettrait tous nos projets d’exploration à terre. 

Me voilà de nouveau sur la pierraille et quelle pierraille ! J’ai la désagréable sensation que je vais me briser. Je roule à vitesse réduite, dès que je tente de prendre un peu de vitesse, je me retrouve freinée par des dalles de pierres surélevées qui me transmettent une onde de choc ravageuse et m’arrache des bouts de pneus. C’est certain, mes organes internes ne vont pas longtemps le supporter. 

Le voyage n’est même pas entamé, à ce rythme, je serais heureuse de pouvoir, au moins, arriver sans encombre à Tarfaya. Si je flanche, quelle énorme déception je vais transmettre à Phil et Rand. D’imperceptibles fissures pernicieuses commencent à se former sur mes lames maîtresses, je suis la seule à les sentir. Quand la piste s’améliore, je prends de la vitesse, il faut bien avancer. Sur la tôle ondulée, pour éviter l’horrible vibration dévastatrice, la vitesse idéale se situe aux environs de soixante-dix kilomètres à l’heure, pour passer de bosses en bosses, alors je me lance et les heurts disparaissent. 

Tandis que je file vélocement, toute gaillarde, j’aperçois soudain un énorme trou qui obstrue la piste dans toute sa largeur, je freine désespérément, me mets en travers, mais mon dérapage me fait accélérer et je m’engouffre dans ce trou béant pour m’écraser au fond complètement sonnée. Dans la cabine, tout a basculé, matériel et occupants ? Mon volant a fait deux tours sur lui- même et par la même occasion a endolori à mon grand regret les mains de Rand, les sandows de la galerie ont décroché, je n’ose même pas faire l’introspection de mon état. 

En une seconde, je me suis éclaircie, j’ai pris la couleur blanche de la poussière. Le plus grave, c’est que mon moral en a pris un sacré coup. Cette constatation au bout d’une centaine de kilomètres est terrible. Comment vais-je pouvoir m’avaler les milliers de kilomètres restants ? Que me réserve le Sahara profond ? Je ne reste pas longtemps sur cette note négative et notre trio repart plein d’entrain. Lorsque la décision est prise, ma peur diminue, ma détermination est exacerbée, je m’engage sans crainte.

Derrière de vieux baraquements Agip, reste de la recherche pétrolière, je prends un repos bien mérité. Je continue à m’échiner sur cette piste où je ne m’attendais pas à trouver autant de difficultés et j’arrive enfin à Tarfaya, hébétée. Je n’ai qu’une envie, m’arrêter au bord de l’océan pour me détendre de tous les chocs subis et laisser mon métal refroidir. Mes phares éclairent faiblement un espace plongé dans le noir. 

Avec soulagement, j’aperçois l’écume blanche des vagues qui reflète ma lumière. Ereintée, l’esprit vide, j’éteins mon moteur et je me laisse bercer par le bruit apaisant du ressac. Quelle quiétude ! Plus de chaos, plus de couinements inquiétants, plus de moteur emballé. Le silence réparateur occupe les lieux. Subitement, je sors de ma torpeur, éveillée par l’irruption de plusieurs hommes en armes. Je n’aime pas du tout cela, les hommes armés sont souvent annonciateurs de violence. Je l’ai assez vécu tout au long de ma vie. 

A travers le tumulte et les vociférations, je finis par apprendre que j’ai traversé le camp militaire sans m’en apercevoir, malgré les coups de semonce. Avec la présence des militaires espagnols à quelques dizaines de kilomètres, je le comprends aisément, la méfiance est de mise. Tout comme mes deux amis, je suis inquiète car ils veulent nous embarquer. Heureusement, l’arrivée autoritaire du commissaire local, qui nous prend sous sa protection, dénoue, non sans mal, la situation. 

Finalement, je peux me laisser aller dans la cour de sa maison, entourée d’autres 4×4 qui ne voient pas avec optimisme la suite de mon périple. Eux n’ont jamais pu franchir la frontière espagnole. J’entame fièrement mon trajet d’un petit trait noir, sur la carte d’Afrique dessinée sur ma portière. J’espère qu’à l’avenir, j’aurai l’occasion de le prolonger encore longuement.

Rand a un faible pour la petite ville de Tarfaya. Son histoire est captivante. Je m’arrête un long moment devant la Casa del Mar, ancien comptoir britannique dans les années 1880, insolite par sa situation géographique, située entre l’océan d’une part et le Sahara d’autre part, actuellement en ruine, mais de laquelle se dégage tout un passé glorieux. J’écoute avec attention Rand raconter que son père a pris l’Aéropostale, la fameuse compagnie aérienne de Latécoère qui reliait l’Europe à l’Afrique, en faisant escale à Tarfaya. Des noms évocateurs comme Antoine de Saint-Exupéry, Jean Mermoz et Didier Daurat y sont associés et avec un peu d’imagination, on s’attend à voir surgir un Breguet XIV pour se poser sur ces terres inconnues. L’écrivain espagnol Alberto Vasquez Figueroa a su raconter avec respect et amour le Sahara, où ses parents se sont exilés pour fuir le régime totalitaire du général Franco.

En me dirigeant vers le poste frontière de Tah, je constate que la nuit ne m’a été d’aucun secours, je me traîne lamentablement, l’arrière train affaissé. Peu combative, je suis d’autant plus démoralisée en me demandant quelle sera la réaction des militaires espagnols. Ils occupent un territoire conquis et risquent d’être intraitables, vu que les relations avec le Maroc ne sont pas au beau fixe.

Le trajet, bien qu’assez court, me vide de mes forces. Dans la Sakia el Hamra, je m’enlise lamentablement, il faut me vider de tous mes bagages, jerricans y compris, pour que je puisse bouger à nouveau. Tous les moyens ont été employés, pelles, plaques de sable et traction humaine. Le Sahara ne se laisse pas vaincre facilement !

Comme je le prévoyais, on m’interdit de passer la barrière du poste frontière entre le Maroc et le Sahara espagnol. Je n’aime pas du tout l’aspect agressif des camions dans leur accoutrement militaire.                         

Randolph Benzaquen

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