Le second souffle

Chapitre IV

Je les trouve téméraires

Ces derniers mois, je les ai vus s’aventurer dans l’océan déchaîné à la recherche de grosses vagues, se jeter du haut de hautes falaises en deltaplane, je les trouve téméraires, tout comme moi, ce qui me transmet une grande confiance, malgré ma petite taille.

Je suis un châssis court, ma place arrière est exiguë, ce qui oblige à bien penser l’aménagement. On m’a rallongée de trente centimètres, en soudant sur mon châssis, un porte-bagage arrière qui peut charger quatre jerricans d’essence et une boîte à outils assez conséquente, par-dessus deux pelles militaires en cas d’ensablement.

 Sur mon côté droit, j’ai droit à un réservoir d’essence de soixante litres. A gauche, deux gros crochets qui me permettent de soutenir deux plaques de désensablage du surplus américain. Ma bâche a été renforcée par une toile épaisse. Sur le plancher, deux grosses cantines militaires occupent une grande partie de la cabine arrière. Deux phares supplémentaires pour aider mes gros yeux trop rapprochés à tracer la piste. Sur le toit, un porte-bagage pour les affaires volumineuses mais pas trop lourdes, afin d’éviter le déséquilibre. 

Avec tout cela, j’ai oublié de vous dire que mon compteur kilométrique est en miles et que j’ai la conduite à droite, d’après les routards, il paraît que cela est plus commode pour les pistes, je discerne mieux les embûches, je peux plus aisément longer les rebords accidentés en les évitant, et d’un coup d’œil, je vois où ma roue avant se pose. Ma peinture est neuve, couleur kaki mat. C’est un peu un rêve d’enfant que Rand a concrétisé. J’ai bien peur qu’ils n’aient à le regretter, car ma tenue est trop camouflage, si un pépin surgit, je vais être introuvable. Bon, je ne vais pas commencer à me préoccuper pour rien. 

Dans le voyage, il y a l’aventure et les risques qui le pimentent, si je cherche trop à les éviter, je n’ai qu’à rester enfermée dans ma rue. Là, à mes yeux le risque est encore plus grand, je ne peux que dépérir d’ennui. Mais j’ai tellement envie de réussir dans ma mission et de contribuer à concrétiser leur rêve, notre rêve, que je me sens toute émoustillée à l’idée de découvrir le Sahara et d’arriver en Afrique noire. A force de les entendre parler, supputer, glorifier ce désert, ils ont fini par me coller le virus. 

Je n’ai qu’une seule envie, c’est de me lancer dans cet océan de sable, de plus, leur enthousiasme est tel, leur détermination tellement grande, qu’on ne peut qu’avoir confiance. Ensemble, nous pouvons vaincre toutes les épreuves.

Je suis pleine d’admiration, j’allais dire encore, ‘’ils’’. Je les aime alors je me permets de les appeler Phil et Rand, dorénavant, nous sommes unis et formons un trio des plus dynamiques. Je suis admirative, car mes deux voyageurs se sont bien débrouillés, ils ont pu obtenir de la part de sponsors quelques avantages. Pour moi, cela a été comme je le disais, les aménagements de toute la carrosserie et un train de pneus neufs, plus des bons d’essence et d’entretien gratuits et une jolie carte d’Afrique peinte en jaune sur ma portière. Ils comptent marquer l’itinéraire parcouru tout au long du voyage. Ils ont également obtenu quelques avantages en argent liquide, une boîte à pharmacie étudiée pour soigner toutes les parties du corps. Un grand assortiment de pellicules de photos, deux magnétophones, trois caisses d’aspirine à distribuer aux populations. Sans compter que les journaux locaux ont fait paraître un article sur cette expédition, avec ma photo et mes deux amis, cela peut nous faciliter le passage des frontières. Nous voilà devenus des aventuriers. 

Ils ont tout prévu, visas, vaccins, nourriture, boussole etc… Pour les visas, les nombreux allers et retours entre Casablanca et Rabat distants de quatre-vingt-dix kilomètres, m’ont bien dérouillé les jambes. 

Seulement le Sahara reste toujours une ‘’terra incognita’’ dans beaucoup d’endroits, les espaces sont à une échelle démesurée, le risque est toujours présent surtout avec le peu de renseignements que nous avons pu réunir. 

Ils m’ont inoculé la pensée de Nietzsche : « le grand secret pour moissonner l’existence la plus féconde et la plus haute jouissance, c’est de vivre dangereusement. Bâtissez vos villes sur le Vésuve. Envoyez vos vaisseaux dans des mers inexplorées …” De plus, il reste mon instinct, mon sens des pistes, la boussole, et la chance qui semble nous accompagner. Avec mon caractère et la flamme qui les anime, les craintes sont reléguées au second plan. Pourvu que je me sente libre, le reste importe peu. 

Moi, il me semble bien que je suis prête, je l’ai toujours été, de là ma grosse déprime quand je me sentais mourir au fond d’un garage. Nous avons tous les trois les mêmes motivations, mais cela n’est pas aussi simple de s’extirper d’une grande ville, il reste toujours les derniers détails à fignoler. Philippe qui a de bonnes notions de mécanique, arrive à me faire ronronner comme une montre. On peut être casse- cou, mais en ayant tout de même bien soupesé les aléas.

Me voilà prête, mais je ne sais comment leur dire que je suis trop chargée, les lames de ressort arrière ont pris une courbure négative. Je ne pense pas qu’ils puissent l’éviter. Le voyage étant long, dans des contrées désertiques, ils sont obligés d’emporter toute la nourriture nécessaire. De plus, ils veulent rester indépendants, et pouvoir s’engager sur toutes les pistes, tout en restant autonomes. Sans compter les économies d’argent qu’ils feront.

Six heures du matin, je parcours les premiers mètres qui font partie de l’aventure. Je pars vers l’inconnu ce qui déclenche en moi une intense stimulation. Cela n’a pas été facile de décoller, les grandes villes ont des tentacules très puissants. Mais nous y sommes arrivés. Premier arrêt, la station de service du Romandie. Tout d’abord le plein, les pleins gratuits. Avec les cent quatre-vingt litres d’essence, les cantines militaires remplies à ras bord de toutes sortes d’aliments nécessaires au voyage, la boîte à outils, les plaques de désensablage, leurs bardas et j’en passe, je me sens écrasée par le poids. Pour le moment, la route est goudronnée, les à-coups ne me gênent pas, mais sur la piste, comment vais-je me comporter avec mon excédent de poids ?

Le goudron défile, j’avale les kilomètres. Je traverse Marrakech, la ville rouge et son charme légendaire, j’exhibe fièrement aux passants intéressés place Djemaa El Fna, ma carte d’Afrique peinte sur ma portière, puis passe par Chichaoua, Imintanout et attaque la montagne de l’Atlas pour arriver dans la ville d’Agadir. Dans peu de temps, je ne vais plus rouler que sur de la piste et c’est là que je vais voir si ma forme physique est satisfaisante. 

Phil et Rand ne peuvent rien remarquer d’insolite sur ma tenue de route, je roule sur du lisse, sans aucun à coup. J’arrive à la ville de Tantan, connue pour son moussem de dromadaires, où plusieurs tribus des pays voisins, Mauritanie, Sénégal, Niger, se réunissent chaque année. Le dromadaire est le seul à pouvoir me donner des leçons sur la conduite dans le désert, qui commence à la sortie de la ville. Sous mes roues, l’asphalte disparaît, pour laisser désormais place à la piste poussiéreuse, qui nous mènera vers le désert profond jusqu’en Afrique noire. La piste ! 

C’est le moment de me surveiller, les choses sérieuses commencent !                          

Randolph Benzaquen

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