Le second souffle

Chapitre III

Je suis devenue une marginale

De nos jours, les hommes cherchent plutôt des voitures plus utiles, pour la ville. Ah ! Si un aventurier pouvait me trouver ! Je le mènerai au bout du monde. Quel rêve ! Sentir le vent me caresser de son souffle de liberté.

Quand la porte du garage s’ouvre, je sais que je ne verrai que des ombres passées derrière moi, sans que le moindre regard ne se pose sur ma petite personne. Je ne veux même plus y prêter attention pour ne pas avoir de déception. Je suis ignorée, transparente, je n’existe plus ! Aujourd’hui encore, la porte s’est ouverte, la lumière s’est allumée, je ne veux pas m’y intéresser, sciemment, je reste le dos tourné pour éviter toute amertume et à mon grand étonnement, je me prends un coup de pied dans le pneu arrière. Cela me sort de ma morbide torpeur et je remarque alors deux jeunes hommes qui parlent dans une langue différente que celle que j’entends à l’accoutumé. 

Ce n’est pas ce mélange, par ailleurs très sympathique, d’anglais mêlé à de l’espagnol, mais du français dont je me souviens lors de mon action en Egypte. Ces deux jeunes ne continuent pas leur chemin, ils me tournent autour et cela m’excite. Du calme ! Je ne veux pas de faux espoirs qui ne feraient que m’anéantir encore plus.

Ils continuent à me mettre des coups de pied dans les pneus, je le prends comme une marque d’attention. Mes portières s’ouvrent, mon cœur également. Je vois plus clair avec la lumière qui traverse mon pare-brise nettoyé et c’est avec allégresse que j’entends que l’on demande une nouvelle batterie. Mon capot s’ouvre, on va fouiller mon âme et mon cœur va se remettre à battre. Je vais ronronner comme un fauve pour les impressionner, si je rate mon coup, je risque d’en mourir. Enfin, me voilà à l’air libre, prête à m’impressionner moi- même. 

Ces deux-là sont différents, le toucher de leurs doigts sont de véritables caresses. Je sens au timbre de leur voix qu’ils ont l’air heureux. On effectue ensemble un tour dans les hauteurs, je dis bien ensemble car c’est peut-être ma dernière chance, la chance de ma vie. Quand ils enclenchent le crabotage pour me tester, je bondis comme une bête sauvage pour les éblouir. Au retour, ils ont l’air satisfait puisqu’ils continuent à m’observer et à me tâter avec tendresse. Je grimpe sur le pont pour la vidange et la révision. Je ne sais pas quel avenir m’attend, mais j’ai un avenir et je vais faire en sorte que le leur soit le plus agréable possible.

Le lendemain, je me sens toute rafraîchie. Je me trouve au port, devant un gros navire en partance pour l’Afrique, mes nouveaux compagnons se trouvent à mes côtés. Les odeurs d’océan, l’étendue bleue qui se perd à l’infini, sont une invitation au départ. Ah, s’ils pouvaient me mener dans les endroits pour lesquels j’ai été conçue. L’Afrique, c’est tout de même prometteur pour une Land Rover. Fini l’immobilité et la noirceur, à moi les voyages, l’aventure, les espaces nimbés de soleil, de vent, de pluie, de vie et même de danger.

 Ils m’ont choisie pour mes capacités, mais ils ne se doutent pas de ce dont je suis capable, surtout après la peur de mon abandon. Ils ne vont pas être déçus. Arrivée à Tanger, la terre ferme m’enlève la désagréable sensation de voir mes niveaux de liquide remués indépendamment de ma volonté. Je découvre un nouveau monde, j’entends toutes sortes de dialectes dans les rues, de l’arabe puisque nous sommes au Maroc, mais également du français, de l’espagnol, de l’anglais, de l’italien et même des mélanges de langues comme le jaquetia issue de l’hispano- arabe et le spanglish de l’anglais mêlé à de l’espagnol. Le tout dans une belle harmonie. Curieuse de nature, l’aventure a l’air de bien commencer.

Me voilà à Tanger, la pointe de l’Afrique, grâce à ses rues en pente, j’aperçois depuis le ‘’Sour el maâgazine’’ ou ‘’mur des paresseux’’ le port, la mer et tout au loin Gibraltar avec sa silhouette caractéristique que je regarde avec mélancolie. J’escalade les collines de Tanger, hardiment, j’avais tellement envie de me dégourdir les roues. Comme c’est bon de retrouver toutes ces sensations que je croyais perdues. Mes nouveaux compagnons veulent se rendre à Casablanca, une grande ville qui se trouve à trois cent cinquante kilomètres. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas effectué un trajet aussi long, mais tout va pour le mieux, je suis en forme, je pense le faire sans problème. Après avoir ronronné pendant des heures, nous arrivons à Casablanca sans anicroches.

Je me trouve dans un garage, entourée de voitures luxueuses, mais je n’ai aucun complexe, mon côté utile et rustique me rend simple, j’ai notion de ma valeur.

Pendant le trajet, ces quelques heures de proximité m’ont permis de mieux connaître mes passagers, en particulier celui qui me conduit. Je le trouve plein d’allant et son énergie est communicative, surtout qu’il montre à mon égard beaucoup de considérations. Très rapidement, il a su créer des liens qui me font découvrir sa grande sensibilité. Le second est plus versé dans la photographie, son ardeur communicative risque de nous mener loin. La chance m’a véritablement souri, non seulement parce que l’on m’a libérée, mais également parce que je me sens aimée. Je ne pouvais espérer mieux. Avec de l’amour, je suis prête à parcourir la Terre entière. Ils parlent souvent de grandes expéditions qu’ils désirent effectuer.

Pour le moment, c’est l’été, ils profitent de moi en parcourant les rivages de l’océan et je m’amuse avec les goélands qui décollent à mon arrivée dans un envol bruyant et majestueux. Les pieds dans l’eau, j’inhale avec délectation cette atmosphère remplie d’iode et de senteurs marines. Les planches de surf sur le toit, l’insouciance de la musique américaine, le chien à mes côtés, ma vie a totalement changé. 

Je suis devenue une marginale. Cette musique des années sixties me fait danser le rock and roll. Je sens qu’il y a quelque chose de nouveau dans l’air, une nouvelle conception de vie, inspirée des hippies qu’il m’arrive parfois de croiser, quand ils m’emmènent à Agadir pour surfer. 

Je dors en compagnie de plusieurs combi Volkswagen, à leur contact je deviens plus cool. Le combi est vraiment l’emblème de la culture hippie qui se marie tellement bien avec la culture surf. Un besoin de fusion avec la nature, un refus de la guerre, particulièrement contre la guerre du Vietnam. Je préfère de beaucoup leur mode de vie marginal, près de la nature, plutôt que l’ancienne éducation rigide et beaucoup moins désinvolte. Une culture opposée aux valeurs bourgeoises de l’Occident. 

J’écoute de la musique, pleine d’espoir pour que le monde change. Il est vrai que ce sont eux qui ont inventé « Faites l’amour, pas la guerre » ! Ils sont en quête de dépaysement, de liberté sexuelle, de musique et de drogue. Le Maroc était bien choisi, pour son accueil, la beauté de ses paysages, sa culture différente, mais suffisamment proche de l’occident pour se sentir bien. Un voyage dans l’espace et le temps.

Cela faisait partie du trip de fumer et le haschich était facile à trouver. Une façon de nouer des liens en brisant les entraves. Autour de moi, pas d’uniformes, mais plutôt des jeunes hommes barbus, désinvoltes, jouant de la guitare avec mélancolie et de jolies filles, habillées de vêtements indiens qui leur donnent un air si décontracté. 

Habituée à la rigidité de l’armée, les combis m’ont appris à devenir plus tolérante. Parfois, je me balade en tenue légère, en débardeur, je dirais même en bikini, sans la bâche, sans le haut de mes portières, la roue de secours déplacée du capot avant pour permettre au pare-brise de se baisser à plat, tenu par des crochets à ressort prévus pour la circonstance. Je me sens fraîche avec le vent qui me chatouille partout. Ce sont les vacances, mais je préfère quand je suis équipée pour les randonnées.

Je souris, lorsque parfois, mes sièges sont réchauffés par les fesses dodues d’une jolie jeune fille. Ma capacité à m’engager hors des sentiers battus, les impressionne et ce côté aventure aide mon conducteur à mieux les conquérir, surtout lorsqu’elles se sentent vulnérables, dans des endroits sauvages, lors d’enlisements particulièrement ardus. Je fais cela pour le contenter, mais mon vrai but est l’aventure totale avec ses risques et ses découvertes.

A la fin de cette période estivale, on ne peut plus torride, dans tous les sens du terme, on s’occupe de moi plus sérieusement, disons d’une façon plus technique. Je conserve mon acquis hippie, mais je redeviens l’aventurière. Je comprends d’après les aménagements dont ils veulent m’équiper, qu’ils me préparent pour la traversée du désert. Et quel désert ! Le plus grand du monde, le Sahara. Quand ils déploient la carte sur mon capot, je constate son immensité. L’homme veut toujours aller plus loin ! Je suis fière de voir qu’ils envisagent cela avec moi, sans quoi, cela ne serait pas possible.

Mais tout de même, quelle confiance ! Il va falloir que je donne le meilleur de moi-même. Mes sœurs de guerre qui ont participé en Libye, à la guerre contre l’armée allemande, sont revenues traumatisées par le fech-fech. Elles parlent avec frayeur de ce sable mouvant sec qui immobilise tout véhicule quelle que soit sa traction y compris les dromadaires. J’ai eu à l’affronter dans le Sinaï pendant la crise du canal de Suez et j’en ai gardé un souvenir marquant. Un véritable pompeur d’énergie qui vous annihile et vous cloue sur place.

Comme ils estiment que je ne suis pas toute jeune, ils veulent me ménager et n’effectuer qu’un trajet écourté. Une pénétration tout de même assez importante ; une traversée partant du Maroc, puis le Sahara espagnol puisque les militaires l’occupent, rejoindre la Mauritanie jusqu’au Sénégal. Ils verront alors comment je me suis comportée. Fatiguée, je reviens par bateau, en forme, ils aviseront en temps voulu.


Randolph Benzaquen

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