Les nouveaux misérables (suite)
Chapitre XXV
« Si la douceur était un geste, elle serait caresse » *
Elle avait fait tant d’efforts pour baisser sa résistance, pour tenter de garder ces moments intacts. Elle était consciente que la magie de cette romance pouvait se rompre à tout instant par le seul comportement de Grabat. Sa voix, ses déclarations d’amour, sa tristesse, sa jalousie, son anxiété, attendrissaient Ovate. Elle aurait pu aimer ce peu qu’il était. Mais que pouvait attendre une femme d’un tel désordre psychique ?
Ils avaient pourtant ressenti une harmonie amoureuse qu’il disait rare. Leurs gestes étaient instinctifs, comme s’ils faisaient partie d’eux-mêmes. Leur peau se mêlaient l’une à l’autre, ils n’étaient plus qu’une seule personne qui possédait un ADN commun.
Elle lui accorda la seconde chance qu’il demandait, elle désirait le voir détendu, heureux, elle le caressait le jour et la nuit pour le rassurer. Aux premières lueurs du jour, il s’étonnait de voir sa main le caresser encore.
Chaque nuit, avant de s’endormir elle le couvrait de ses baisers inventés pour lui, pour qu’il reprenne son souffle, pour que son esprit et son corps s’étirent de bien être. Elle lui offrait toute sa douceur sans rien attendre en retour et le voyait s’épanouir jour après jour.
La métamorphose de cet homme amorphe et blafard tenait du miracle. Elle observait son évolution du coin de l’œil, lui demandait de marcher avec plus d’assurance, de laisser pousser ses cheveux et sa barbe pour cacher les imperfections de l’âge. Il consentait à répondre à ses désirs non sans opposer d’abord un refus à chacune des suggestions d’Ovate.
Un soir, elle fut surprise de découvrir ses yeux. Ils étaient grand ouverts. Elle découvrait son regard si doux et embrassait ses yeux comme pour les remercier de s’ouvrir enfin à la vie.
Gabat ne prenait plus les pilules de ses paradis artificiels, il disait que sa déprime avait disparue, qu’il se sentait bien. La métamorphose était spectaculaire. C’était le résultat de ce qu’il appelait le Grand Amour.
Un jour d’automne, à l’heure où le soleil est doux et chaud, lorsque la nature rougit, elle s’approchait doucement de la baie vitrée pour lui servir sa limonade jaunâtre sans sucre et infecte à souhait.
Derrière la vitre, il était facile de lire ce qu’il écrivait. Elle fut interloquée devant ses sempiternelles cyber roucoulades. Il demandait aux dames, dans le désordre, si elles avaient « les mains lisses pour des gâteries particulières », il flattait les décolletés, disait qu’elles avaient des « yeux à faire bander un curé », et ainsi, il virevoltait d’une souris à l’autre tout piège tendu.
Ovate lisait, amusée et sidérée. Et tandis qu’il exécutait pour chacune la même danse du ventre, elle le vit s’arrêter sur une conversation plus longue. Il parlait à l’une de ses amies ! Il lui racontait sa vie. Sa maison, son adresse, ses études, son métier, sa situation financière, son âge et ses photos falsifiés, et… il l’aimait déjà ! « Elle avait suivi le menteur jusqu’à sa porte« , derrière la porte de Grabat, elle ne trouvait que des immondices. Sur le palier, il régnait une atmosphère désordonnée, lugubre, comme tous les espaces occupés par Grabat.
Grabat se vendait, à Inge, comme il avait tenté de se vendre à Ovate :
« J’ai vécu la plus grande partie de ma vie dans les grands hôtels du monde tout cela pour ressentir qu’il m’a toujours manqué quelque chose. Je suis parti courir les mers sur mon bateau. J’habite une maison de 4 étages et 14 pièces, dont 9 chambres, dont la majorité est fermée. Il y a longtemps que mon épouse ne partage pas mon étage. Jai une situation maritale compliquée. Laisse moi simplement me réjouir de ton regard et boire ton sourire. Une virée de quelques heures permet à peine de régler les voiles, partir pour quelques jours ou quelques semaines, permet de relativiser la vie et de mieux hiérarchiser la vanité des choses. Plus que deux personnes, c’est déjà du monde. Depuis que je n’ai plus de bateau , je me sens comme une otarie échouée sur le sable. C’est fou, un homme sans son jouet est perdu. Tu sais tout ou presque Sauf que j’ai eu un vrai coup de cœur pour toi , tu as titillé tous les recoins de mon Plexus. Et maintenant le désert ou presque».
Ovate et Inge qui se parlaient au moment où, Grabat écrivait, eurent un fou rire en comparant les deux conversations de ce hâbleur, qui parlait de désert, alors qu’il profitait d’un séjour de rêve à Cythère. Inge et Sandro riaient à gorge déployée, en se moquant d’Ovate.
« Mais quel ringard ! C’est tout ce que tu as trouvé ? Il est en boucle… Il doit grave se faire chier. Dans le genre Barbe Bleue, on ne fait pas mieux ! Le mec est complètement dingue. Mais où tu as trouvé cette otarie au plexus qui titille, qui raconte qu’il va là où le vent le mène sans bateau et sans voiles! Merci pour ce moment, Sandro et moi nous avons beaucoup ri. Poubelle ma chérie. Clic le dans la poubelle ».
Après cet intermède de rires avec Inge et Sandro, Ovate s’éloignait sur la pointe des pieds. Elle avait juste envie de gerber. Au cours des journées qui suivirent, elle observait ce type, prétentieux et dont les seules conversations se limitaient à tympaniser tout ce qui n’était pas lui.
Cet homme était égal à ses amours éphémères, il n’était pas fiable, il était inconsistant, Grabat, c’était du toc, une imitation sans valeur, comme sa collection de montres faite de bric et de broc. Tout était made in toc chez lui. Il n’y avait aucune élégance, aucune beauté, aucune harmonie. Il n’était pas à la hauteur du Grand Amour, il était l’homme des réseaux sociaux, de l’instabilité, des Sex Girls Friends.
Il ne savait pas comment accéder au bonheur car dès que le bonheur s’approchait de lui, il le cassait.
Au moment où elle commençait à croire en ce lien affectueux qu’ils avaient tissé, Grabat venait le briser comme il savait briser tout ce qui était beau et précieux.
Les baisers d’Ovate venaient de rendre l’âme définitivement, ils n’avaient pas résisté à la médiocrité. Elle ressentait soudain une immense colère. Il allait payer très cher son indélicatesse. Désormais, elle le ferait danser à son rythme. Elle n’avait aucune affinité avec le pardon, ni aucune aptitude à la flagellation.
Déjà, elle commençait le processus de la descente aux enfers qu’elle avait programmé pour Grabat dont elle ferait saigner le cœur. Elle lui écrivait : « Voilà quelques jours que je t’observe. que je te vois écrire, et que derrière la baie vitrée, les mots que tu écris avec lenteur en caractères gras, sont facilement lisibles. Je ne sais pas mélanger sentiments et trahisons. Je suis désappointée. Je veux mettre fin à cette mascarade de sentiments hétéroclites que tu finis toujours par traîner dans tes marécages ».
Le lendemain, la valise de Grabat était prête. Mais il refusait de partir. Les jours suivants elle eut l’idée lumineuse de lui dire que ses enfants la rejoindraient à Cythère dans les prochains jours, et qu’il devait partir. Vexé, Grabat réservait immédiatement un billet d’avion. Quand il partit, elle ne le conduisit pas à l’aéroport, ne l’accompagna pas jusqu’à son taxi. En fermant la porte, elle dit d’une voix légère et soulagée : « Fin de l’histoire ».
La salsa du démon allait commencer.
Ovate
*Anne Dufourmantelle